A propos du jugement du tribunal administratif de Paris du 29 décembre 2020, Bouygues Telecom
Contexte
Le litige n’est qu’un ultime rebondissement du dossier de l’attribution à Free Mobile de la licence 3G lui permettant de bâtir et exploiter un réseau mobile dit de 3e génération. Free Mobile, outsider attributaire de la 4e licence en janvier 2010, près de neuf ans après Orange, SFR, et Bouygues Télécom, obtint des conditions particulièrement favorables afin qu’il puisse rattraper son retard concurrentiel, l’objectif des pouvoirs publics étant d’établir une concurrence durable sur le marché. Free put notamment bénéficier d’un accord d’itinérance avec la société Orange, lui permettant d’utiliser les réseaux 2G et 3G de cette dernière, moyennant le versement d’une redevance. Free Mobile supportait par ailleurs, au titre de sa licence, des obligations de déploiement, d’informations relatives à la couverture du territoire et de qualité de service. Bouygues Télécom avait contesté le refus de l’Arcep (1) d’encadrer plus étroitement les conditions de l’accord d’itinérance, lequel selon l’opérateur avait pour effet de déséquilibrer le marché et de permettre à Free Mobile la mise en œuvre de pratiques anticoncurrentielles. Ce refus a été annulé par le Conseil d’Etat au motif que l’Arcep avait « méconnu l’étendue de ses pouvoirs » . (2) Bouygues Télécom a alors adressé au Premier ministre (3) une demande indemnitaire (2,285 milliards d’euros) en réparation des préjudices qu’il prétendait avoir subis du fait de la carence de l’Arcep entre 2011 et 2015 à contrôler efficacement l’impact sur la concurrence de l’accord d’itinérance conclu entre Free et Orange et le respect par Free de ses obligations souscrites dans la licence 3G.
Principe de responsabilité des autorités publiques
L’autorité administrative ne dispose pas d’une immunité d’action qui vouerait à l’échec toute tentative de mise en cause de sa responsabilité. Elle doit réparer le préjudice causé par l’exercice de ses prérogatives. La caractérisation de l’acte susceptible d’engager la responsabilité de l’administration, mais aussi du contexte dans lequel il s’inscrit, est au cœur des différents systèmes de responsabilité échafaudés par la jurisprudence. D’une manière générale, l’acte ou le fait dommageable doit être fautif. L’acte administratif illégal fournit en général un cas typique de faute. Le régime de responsabilité est celui de la faute simple : le requérant doit démontrer l’illégalité fautive, le dommage direct et certain et le lien de causalité. Cependant, selon les circonstances dans lesquelles l’acte a été pris ou le fait dommageable a eu lieu, le requérant devra démontrer la gravité de la faute commise. L’exigence est relevée, dans ce régime dit de faute lourde, pour caractériser le fait dommageable, en raison, comme cela a été traditionnellement soutenu, des difficultés spécifiques dans lesquelles s’inscrit l’action de l’administration. Compte tenu de la charge imposée au requérant, tenu d’établir un degré de gravité renforcé pour qualifier la faute de l’administration, le périmètre de la faute lourde a été progressivement réduit par le juge. Ainsi par exemple, pour les services fiscaux, la faute lourde initialement exigée a été abandonnée dans la majorité des cas (4) ; de même pour les actes médicaux et chirurgicaux (5) et en particulier le contrôle de l’Etat sur les activités de transfusion sanguine (6) , si bien que l’on a pu écrire que l’histoire de la faute lourde était celle de son recul. (7) Cette conclusion semble moins évidente pour les activités de contrôle exercées par l’autorité administrative et, particulièrement par les autorités de régulation.
Une application traditionnelle justifiée de manière pédagogique
Le Conseil d’Etat a récemment jugé, à propos de l’illégalité d’une sanction prononcée par le CSA, autorité administrative indépendante, contre la chaîne de télévision C8, que la « faute » commise par le CSA était « de nature à engager sa responsabilité » à l’égard de la chaîne illégalement sanctionnée (8) . La formule est pour le moins ambigüe puisque la faute n’est pas qualifiée (le Conseil d’Etat ne dit pas qu’il s’agit d’une faute « lourde ») néanmoins il semble qu’elle doive être suffisamment caractérisée – mais on ignore les critères – pour être « de nature à » engager la responsabilité de son auteur. Pour certains auteurs (dont le professeur Chapus), la formulation révèle la faute simple. Pour d’autres (9) , elle désigne la faute lourde. Le tribunal administratif de Paris, saisi de la demande de réparation de Bouygues Telecom, a tranché dans le sens que « la faute de nature à » engager la responsabilité de l’administration est une faute lourde, dans un considérant particulièrement motivé : « Eu égard aux intérêts en jeu, essentiellement pécuniaires, aux prérogatives dévolues à l’Arcep, qui dispose de surcroît d’une importante marge d’appréciation dans l’exercice de ses missions, à la nature complexe de l’activité de régulation du secteur des communications électroniques, seule une faute lourde est de nature à engager la responsabilité de l’Etat du fait des carences de l’Arcep dans l’exercice de ses missions de contrôle ou de régulation ». Le tribunal analyse de manière circonstanciée les circonstances de fait, la situation concurrentielle du marché après l’entrée de Free Mobile telle qu’analysée par l’Autorité de la concurrence, le comportement de Free Mobile et les moyens qui lui ont permis d’avoir une politique tarifaire agressive, pour en déduire que, bien qu’illégal, le refus de principe de l’Arcep d’encadrer l’accord d’itinérance n’est pas constitutif d’une faute lourde. Pour opérer cette qualification juridique, le tribunal analyse les effets du refus de l’Arcep dont il n’a pas pu être démontré qu’il aurait permis l’émergence ou laissé perdurer des pratiques anti-concurrentielles. C’est également signifier par là que le préjudice de Bouygues Télécom n’est pas établi. A cet égard, il est intéressant que le tribunal, plutôt que de rejeter la requête sur le fondement de l’absence de préjudice, ait précisé explicitement le régime de responsabilité applicable, soit, de manière traditionnelle pour les activités de contrôle (10) , le régime de la faute lourde. L’effort de pédagogie pour justifier ce régime est également significatif, là où le domaine de la faute lourde se réduit comme peau de chagrin. Si l’on comprend la justification par la complexité de la régulation (11) ou la marge d’appréciation qui doit être laissée à l’autorité de régulation dans l’exercice de ses pouvoirs (12) , on peut être plus réservé sur la justification par le fait que les intérêts en jeu sont « essentiellement pécuniaires ». Reste à savoir si le Conseil d’Etat éventuellement saisi comme juge de cassation validera le maintien du régime de la faute lourde pour les activités de régulation, compte tenu de son arrêt Société C8.
(1) L’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep), autorité administrative indépendante chargée, entre autres, de la régulation du marché des communications électroniques (2) CE 9 octobre 2015, req. n° 379579 (3) L’Arcep n’ayant pas de personnalité juridique propre, c’était donc bien la responsabilité de l’Etat qui devait être recherchée (4) CE 29 décembre 1997, Commune d’Arcueil, RFDA 1998, p. 97, concl. G. Goulard : lorsque l’appréciation de la situation du contribuable ne comporte pas de difficulté particulière, la responsabilité de l’administration fiscale peut être mise en jeu pour faute simple (5) CE, 10 avril 1992, M. et Mme V., AJDA 1992, p. 355, concl. H. Legal. (6) CE 9 avril 1993, Rec. 10. (7) Chapus, Droit administratif général, T.1, n° 1462 et s. (8) CE 13 novembre 2019, société C8, req. n° 415397, inédit au Recueil. (9) Y. Gaudemet, Droit administratif, LGDJ 23e éd., n° 377 (implicitement). (10) La tutelle administrative et le contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales exercé par le préfet demeurent sous le régime de la faute lourde (CE, 21 juin 2000, Ministre de l’équipement c/ Cne de Roquebrune Cap Martin, RFDA 2000, p. 1096, CE 6 octobre 2000, Ministre de l’intérieur c/ Cne de Saint Florent, Dr. adm. 2000, n° 243). (11) Complexité qui n’entraîne cependant pas toujours un régime de faute lourde (cf. le passage à la faute simple pour les activités du SAMU ou pour le fonctionnement des services de lutte contre l’incendie ou des services d’assistance en mer) (12) Ce qui justifie, pour reprendre l’expression du professeur Chapus, que l’administration puisse agir « en franchise de responsabilité » jusqu’à un certain stade.