On a parlé de nationalisation rampante pour désigner les prises de participation publique majoritaire dans les établissements privés de crédit sans décision préalable du législateur. Le Conseil constitutionnel n’y a pourtant trouvé rien à redire, la nationalisation étant un acte de puissance publique, là où la prise de participation repose sur un accord de volonté . (1)
Cette dichotomie pourrait avoir guidé le Conseil d’Etat ayant à statuer sur le sort des biens appartenant au concessionnaire et mis à la disposition de la concession pour l’exploitation du service public dont ils assurent le bon fonctionnement, dans son récent arrêt du 29 juin 2018 min. de l’intérieur c/ Communauté de communes de la vallée de l’Ubaye (2). Un an après sa publication, et alors que l’heure est à l’audace juridique pour « décorseter » le droit de la commande publique, cet arrêt ne nous semble pas aller dans le sens d’un assouplissement des montages contractuels associant secteurs public et privé.
On sait, de manière certaine depuis l’arrêt Commune de Douai (3), que les biens acquis ou édifiés par un concessionnaire de service public (dans le cadre d’une concession de service public ou de travaux publics) « nécessaires au fonctionnement du service public » sont des biens de retour, réputés appartenir ab initio à l’autorité délégante. En conséquence, la personne publique concédante en « retrouvera » concrètement la jouissance, en principe gratuite, en fin de contrat.
Lorsque ces biens sont édifiés sur un terrain appartenant au concessionnaire privé, le même arrêt, faisant échec à la théorie de l’accession qui prévoit une incorporation automatique des constructions édifiées sur un terrain (4) dans le patrimoine du propriétaire du terrain , pose que le contrat de concession « peut attribuer au délégataire ou au concessionnaire, pour la durée de la convention, la propriété des ouvrages qui, bien que nécessaires au fonctionnement du service public, ne sont pas établis sur la propriété d’une personne publique ». Pas d’appropriation automatique donc puisque le contrat doit prévoir expressément cette appropriation pendant la durée de la concession.
Dans cette hypothèse particulière, l’arrêt poursuit en indiquant qu’à l’issue de la concession, le contrat ne peut pas « faire obstacle au retour gratuit de ces biens à la personne publique en fin de délégation ». Deux questions se posent alors :
1°) Qu’en est-il du terrain d’assiette, propriété du concessionnaire ? Se trouve-t-il lui aussi incorporé dans le patrimoine public et donc dans le domaine public ? L’on pourrait penser que l’encadrement constitutionnel du droit de propriété interdit toute expropriation en dehors des règles strictes fixées par la loi. En conséquence, des montages appropriés, du type division en volume (5) , pourraient être mis en œuvre, le temps que dure l’affectation des biens au service public, afin de démarquer la propriété privée de la propriété publique et régler les rapports réciproques entre les deux fonds (sol et ouvrages).
2°) Qu’en est-il si les biens nécessaires au fonctionnement du service public sont mis à la disposition de la concession par le concessionnaire qui en est le propriétaire dès avant la conclusion du contrat de concession ? L’on pourrait penser là encore, le Conseil constitutionnel l’ayant souligné à plusieurs reprises (6), que la propriété privée sur les biens nécessaires au service public ne fait pas obstacle à son exploitation, dès lors que des garde-fous solides sont contractuellement prévus pour assurer le maintien et la continuité du service public, avec possibilité de rachat par la personne publique.
La jurisprudence administrative, statuant sur les remontées mécaniques des domaines skiables, édifiées par des personnes privées avant que la loi n’érige leur exploitation en service public, semblait aller dans la direction d’une application souple de la théorie des biens de retour et donc du maintien de la propriété privée. Les cours administratives d’appel de Lyon et Marseille ont ainsi jugé que ces ouvrages, mis à la disposition de l’exploitation du service public par leur propriétaire dans le cadre de la concession conclue avec la commune, demeuraient la propriété de l’ancien concessionnaire, la commune devant se réserver la faculté d’en faire l’acquisition dans l’intérêt de l’exécution du service public. (7).
Posant un démenti formel à cette jurisprudence, le Conseil d’Etat, saisi en cassation de l’arrêt marseillais Communauté de communes de la vallée de l’Ubaye, reprend dans son arrêt du 29 juin 2018 (préc., note 2) les considérants de principe de l’arrêt Commune de Douai en décidant qu’ils s’appliquent même lorsque le concessionnaire était propriétaire des biens antérieurement à la conclusion du contrat de concession : cette « mise à disposition emporte le transfert des biens dans le patrimoine de la personne publique » et le contrat ne peut y faire obstacle, le rapporteur public soulignant qu’il s’agit là d’une règle d’ordre public.
Ce « retour » dans le patrimoine public est en principe gratuit, à charge pour les cocontractants de « prendre en compte cet apport dans la définition de l’équilibre économique du contrat ».
Cette jurisprudence permet ainsi aux personnes publiques de s’affranchir du cadre législatif de l’expropriation qui bien que lourd et complexe a le mérite d’offrir des garanties solides au propriétaire privé face à cet acte de puissance publique. Elle renvoie la valorisation des biens « apportés » par le concessionnaire à un bras de fer précontractuel – ce qui en soit ne pose pas de difficulté juridique, chaque partie étant bien informée de ses droits et, en tout état de cause, le droit de l’expropriation n’excluant pas l’intervention d’un accord amiable de transfert.
Le bras de fer post-contractuel plus que probable pour les contrats conclus antérieurement à cet arrêt est, lui, juridiquement plus problématique. L’accord de volonté qui devra inévitablement être recherché est extrêmement contraint puisqu’au moment de la signature du contrat, le cocontractant ignorait que les biens mis à disposition de la concession seraient automatiquement transférés à l’autorité concédante, en dehors de toute procédure d’expropriation(8). Il n’est donc pas complètement acquis que cette jurisprudence soit approuvée par la Cour de Strasbourg.
Enfin, en imposant aux personnes publiques l’acquisition des biens mis à disposition par le concessionnaire, le Conseil d’Etat met à mal les montages contractuels ayant pour objectif de concilier l’exploitation du service public avec les intérêts financiers du concédant qui ne souhaite pas forcément être propriétaire des biens nécessaires au fonctionnement du service public et supporter les charges afférentes (notamment en fin d’exploitation).
(1) Décision n° 83-167 DC du 19 janvier 1984, Loi relative à l’activité et au contrôle des établissements de crédit.
(2) Req. n° 402251, publié au Recueil, RFDA 2018. 939, concl. Henrard.
(3) CE 21 décembre 2012, Commune de Douai, req. n° 342788, RFDA 2013.25, concl. Dacosta.
(4) art. 552 C. civ. : « Tout ce qui s’unit et s’incorpore à la chose appartient au propriétaire ». On notera cependant que ni le rapporteur public, ni le Conseil d’Etat ne s’interrogent sur l’applicabilité de cet article.
(5) Les exemples de la gare Montparnasse à Paris ou de la gare Perrache à Lyon sont souvent cités.
(6) Cons. const., 23 juillet 1996, no 96-380 DC, Loi relative à l’entreprise nationale France Télécom ; Cons. const., 14 avril 2005, no 2005-513 DC, Loi relative aux aéroports :
(7) CAA Lyon 16 février 2012, req. n° 10LY02315, CAA Lyon 28 février 2013, req. n° 12LY01347, CAA Marseille 9 juin 2016, préfet des Alpes-de-Haute-Provence / communauté de communes de la vallée de l’Ubaye req. n° 15MA04083.
(8) L’hypothèse n’est pas d’école, outre les remontées mécaniques, on pense par exemple à certaines concessions de casino qui s’exécutent dans des lieux présentant un intérêt architectural très marqué et qui appartiennent au concessionnaire.