Analyse Juridique | Social
CSE et établissement distinct : les dernières précisions de la chambre sociale sur la notion d’ « autonomie de gestion »
7 février 2020

Au terme de l’article L.2313-1 alinéa 2 du Code du travail, « des comités sociaux et économiques d’établissement et un comité social et économique central d’entreprise sont constitués dans les entreprises d’au moins cinquante salariés comportant au moins deux établissements distincts. »

« La détermination d’établissements distincts a pour objet de définir le niveau au sein duquel les représentants du personnel seront élus. » (1) Ainsi, dès lors que l’entreprise emploie 50 salariés et comporte au moins deux établissements distincts, deux types de Comités Sociaux et Economiques (ci-après CSE) vont coexister :

• Le CSE propre à chaque établissement ;
• Le CSE central d’entreprise (2).

A contrario, s’il existe plusieurs établissements, non considérés comme distincts, un seul CSE sera mis en place au niveau de l’entreprise et assurera la représentation des salariés de l’ensemble des établissements.

Qu’est-ce qu’un « établissement distinct » ? Il convient de rappeler les principes issus du Code du travail (1) avant d’analyser deux arrêts récents de la chambre sociale, rendus en décembre 2019 et janvier 2020, ayant apporté des précisions intéressantes sur cette notion (2 et 3).

1. Les principes du Code du travail sur le découpage d’une entreprise en établissements distincts

Les ordonnances du 22 septembre 2017 (ordonnances Macron) (3) , ayant fusionné les anciennes instances représentatives du personnel (délégués du personnel, CE, CHSCT) en l’instance unique de Comité social et économique, ont modifié la notion d’établissement distinct. Ces règles sont applicables depuis le 1er janvier 2018.

« L’établissement distinct correspond à un cadre approprié à l’exercice des missions dévolues aux représentants du personnel ». (4) L’administration a eu l’occasion de préciser que la notion d’établissement distinct doit être déconnectée de celle d’établissement géographique ou physique : « L’établissement distinct est une notion juridique, qui ne correspond pas nécessairement à un établissement physique et qui peut regrouper plusieurs établissements au sens de l’INSEE (SIRET). (5) » Il est donc obligatoire d’engager le processus de négociation sur le périmètre de mise en place du CSE même si l’entreprise ne comporte qu’un seul site géographique(6)

Le Code du travail dispose que le nombre et le périmètre des établissements distincts sont désormais fixés :

• Par accord collectif conclu avec un délégué syndical (7) (art. L.2313-2 : hypothèse n°1) ;

• A défaut d’accord collectif, par accord entre l’employeur et le comité social et économique, adopté à la majorité des membres titulaires élus de la délégation du personnel du comité (art. L.2313-3 : hypothèse n°2) (8) ;

• A défaut de l’un et de l’autre, par l’employeur, « compte tenu de l’autonomie de gestion du responsable de l’établissement, notamment en matière de gestion du personnel » (art. L.2313-4 : hypothèse n°3).

Dans le cadre des hypothèses n°1 et 2, la loi n’impose pas la prise en compte de critères spécifiques. Ces critères peuvent donc être déterminés librement par les partenaires sociaux.

C’est l’hypothèse n°3 (décision unilatérale de l’employeur) qui cause le plus de difficultés. En effet, l’employeur est tenté de fixer un nombre faible de CSE, afin de minimiser le nombre d’élections à organiser et d’éviter que les représentants du personnel ne s’expriment de multiples voies différentes.

C’est pourquoi l’administration et la chambre sociale ont apporté des garde-fous sur la troisième hypothèse. La Cour de cassation a, par exemple, précisé en avril 2019 que l’employeur ne pouvait procéder par voie de décision unilatérale qu’à « l’issue d’une tentative loyale de négociation » (9): ce n’est que si les deux négociations précitées (hypothèses n°1 et 2) échouent que l’employeur est en droit de procéder par décision unilatérale. En outre, le Ministère du travail considère que « cette décision unilatérale ne vaut que pour le cycle, l’employeur doit engager une nouvelle négociation à l’issue de chaque cycle. » (10)

Dans la troisième hypothèse, le Code du travail précise expressément que l’employeur doit tenir compte, pour arrêter sa décision unilatérale, de « l’autonomie de gestion du responsable de l’établissement, notamment en matière de gestion du personnel. » L’adverbe « notamment » suggère que le critère de « gestion du personnel » n’est pas exclusif et invite la jurisprudence à fixer d’autres critères. (11)

La Cour de cassation avait, par arrêt du 19 décembre 2018, considéré que « caractérise au sens de ce texte un établissement distinct l’établissement qui présente, notamment en raison de l‘étendue des délégations de compétence dont dispose son responsable, une autonomie suffisante en ce qui concerne la gestion du personnel et l’exécution du service. » (12) Dans la note explicative jointe à son arrêt, la chambre sociale précisait qu’elle avait repris la définition retenue par le Conseil d’Etat en 1973 et 1996, c’est-à-dire qu’il convient de vérifier les pouvoirs consentis au responsable de l’établissement et l’autonomie de décision dont il peut disposer pour que « le fonctionnement normal des comités d’établissement puisse être assuré à son niveau » . (13)

L’article L.2313-5 dispose qu’en cas de litige portant sur la décision unilatérale de l’employeur prévue à l’article L. 2313-4, c’est la DIRECCTE du siège de l’entreprise qui fixe le nombre et le périmètre des établissements distincts(14)
La décision de l’administration peut ensuite être contestée devant le Tribunal d’instance, dans un délai de 15 jours à compter de la date de la notification de sa décision, ou, à la date à laquelle son silence vaut décision implicite de rejet (art. R. 2313-2).

Depuis deux ans, la réforme a naturellement fait surgir de nombreuses questions relatives à la notion d’établissement distinct. Deux arrêts récents de la Cour de cassation (11 déc. 2019 n°19-17.298 et 22 janv.2020, n°19-12.011) ont apporté des précisions utiles quant à cette notion. Dans les deux affaires, la chambre sociale a adhéré aux raisonnements des syndicats et opté pour un grand nombre d’établissements distincts.

2. L’arrêt du 11 décembre 2019 (Mutualité française Loire de Haute Loire) : il peut exister des établissements distincts même si la gestion des ressources humaines est centralisée

Au sein de la Mutualité française Loire Haute Loire, une divergence importante existait concernant le nombre et le périmètre d’établissements distincts :

• Pour l’employeur, il existait 3 établissements distincts, correspondant aux 3 secteurs d’activité existant au sein de l’entreprise ;

• Pour la DIRECCTE (ayant adhéré à l’argumentation des organisations syndicales), il existait 24 établissements distincts, compte-tenu du fait que l’organigramme de l’entreprise révélait une organisation par délégation et subdélégation de pouvoir et que les termes de ces délégations évoquaient des domaines de compétences variés, ainsi que la responsabilité pénale du délégataire ;

• Pour le Tribunal d’instance de Saint-Etienne (15) , saisi par l’employeur en contestation de la décision rendue par la DIRECCTE, il existait 1 seul établissement, au motif que « les directeurs de site disposent d’un rôle en matière de gestion du personnel mais doivent l’assurer en respectant les procédures définies au niveau de l’entreprise, que l’entreprise est certes divisée en filières, dont les directeurs participent à la définition des orientations générales de l’entreprise et la transmettent au sein de leur filière, mais qu’ils n’exercent pas les pouvoirs effectifs propres à leur conférer une autonomie de gestion d’autant que, aux termes du document contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens, certaines fonctions support sont centralisées au niveau du siège. » Les contrats de travail étaient uniformisés dans le cadre d’une procédure définie par le siège et leur conclusion était au préalable autorisée par l’entreprise.

La Cour de cassation censure le raisonnement du juge du fond et considère qu’une certaine centralisation n’exclut pas nécessairement l’autonomie de gestion :

« En se déterminant ainsi, alors que la centralisation de fonctions support et l’existence de procédures de gestion définies au niveau du siège ne sont pas de nature à exclure l’autonomie de gestion des responsables d’établissement, et, qu’ayant constaté l’existence de délégations de pouvoirs dans des domaines de compétence variés et d’accords d’établissement, il lui appartenait en conséquence de rechercher au regard de l’organisation de l’entreprise en filières et en sites le niveau caractérisant un établissement distinct au regard de l’autonomie de gestion des responsables, le tribunal n’a pas donné de base légale à sa décision. » (16)

La chambre sociale a donc retenu l’argumentaire des syndicats selon lequel il existait bien 24 établissements distincts au motif que chaque directeur d’établissement avait tous pouvoirs pour :

• Assurer « la supervision de l’établissement dans ses différentes composantes : sécurité des biens et des personnes, droit social, gestion économique et financière, relation avec les familles » ;
• Déterminer « les moyens organisationnels, humains et techniques nécessaires à l’atteinte des objectifs de suivies » ;
• Solliciter, si besoin, l’assistance des services supports du siège et du référent de pôle ;
• Prendre « toutes sanctions à l’encontre de membres du personnel qui ne respecteraient pas les consignes de sécurité » ;
• Assurer le « suivi des relations individuelles de travail (recrutement, identification des besoins de formation, promotion, mobilité, rémunération ainsi que les règles propres à l’exécution du contrat de travail, cas de recours aux CDD, CDI, temps partiel) » ;
• Veiller au respect « des règles relatives à la durée du travail » ;
• Assurer la gestion des relations sociales avec les représentants du personnel ;
• Engager les dépenses qui seraient rendues impératives par la réglementation.

Selon les Editions législatives, cette décision de la Cour de cassation est satisfaisante : « En décider autrement aurait conduit à exclure la qualification d’établissement distinct dans bon nombre de situations, dans lesquelles l’entreprise fixe les lignes directrices et rationalise les coûts en regroupant des fonctions transverses. (17) »

Ainsi, il convient de retenir de cet arrêt que même si le siège de l’entreprise exerce un rôle central en matière de gestion du personnel et de fonctions support, l’autonomie d’un établissement peut être reconnue si le directeur d’établissement dispose de délégations de pouvoirs étendus et qu’il existe des accords d’établissements.

3. L’arrêt du 22 janvier 2020 (Société d’avitaillement et de stockage de carburants aviation) : précisions sur l’autonomie budgétaire et l’autonomie en matière de gestion du personnel

Dans cette espèce, une divergence existait également entre l’employeur et les organisations syndicales sur le découpage de l’entreprise en établissements distincts :

• Pour l’employeur, il existait un seul établissement ;

• Pour les syndicats, la DIRECCTE puis le Tribunal d’instance, il en existait six, correspondant aux 6 « stations avions » de l’entreprise » dans des implantations géographiques distinctes (Mulhouse, Lyon, Marseille, Nice, Toulouse et Orly).

La Cour de cassation a validé définitivement le découpage en 6 établissements distincts, en se fondant sur deux principaux critères :

• L’autonomie budgétaire : « chacune de ces stations dispose d’un budget spécifique décidé par le siège sur proposition du chef de station, lequel, au regard de sa fiche de poste, participe à l’élaboration des budgets de fonctionnement et d’investissement de la station avec le siège. », critère qui ne figure pas à l’article L.2313-4 ;

• L’autonomie en matière de gestion du personnel : « le chef de station dispose d’une compétence de « management du personnel social », est garant du respect du règlement intérieur, mène des entretiens individuels de carrière et des entretiens préalables à une éventuelle sanction, peut prononcer des avertissements, et qu’il présidait jusqu’à présent le CHSCT et animait les réunions des délégués du personnel. » (18)

Au terme de son raisonnement, la Cour de cassation conclut que « même si certaines compétences en matière budgétaire et de gestion du personnel étaient centralisées au niveau du siège, les six stations avions constituaient chacune un établissement distinct au sens de la mise en place d’un CSE », dès lors que chaque chef de station manageait son personnel et proposait un budget spécifique pour sa station, budget qui était ensuite co-défini avec le siège.

Si cet arrêt n’apporte pas de grande nouveauté en lui-même, il consolide la jurisprudence définie plus haut. En effet, la chambre sociale confirme ici sa position selon laquelle:

• Caractérise un établissement distinct l’établissement qui présente, notamment en raison de l’étendue des délégations de compétence dont dispose son responsable, une autonomie suffisante en ce qui concerne la gestion du personnel et l’exécution du service (19) ;

• La centralisation de fonctions support ou l’existence de procédures de gestion définies au niveau du siège ne sont pas de nature à exclure en elles-mêmes l’autonomie de gestion des responsables d’établissement. (20)

L’arrêt du 22 janvier 2020 précité apporte aussi une précision intéressante sur les documents sur lesquels la DIRECCTE et le Tribunal d’instance doivent se fonder pour apprécier l’existence d’établissements distincts : « les documents relatifs à l’organisation interne de l’entreprise que fournit l’employeur, et (…) les documents remis par les organisations syndicales à l’appui de leur contestation de la décision unilatérale prise par ce dernier. » Il s’agit donc, en quelque sorte, d’un régime de preuve partagée entre l’employeur et les organisations syndicales.

Les deux arrêts analysés (11 décembre 2019 et 22 janvier 2020) vont donc dans la même direction : partant de l’idée que le CSE d’établissement est mieux à même de représenter les intérêts des salariés de son établissement (que ne l’est le CSE central) si le responsable de l’établissement dispose d’une certaine autonomie, la Cour de cassation consacre une interprétation large de la notion d’« autonomie de gestion » de l’établissement afin de promouvoir la représentation des salariés au niveau local.

(1) Comité social et économique, 117 questions-réponses, Ministère du travail, question n°25
(2) Une élection doit alors être organisée pour chaque CSE
(3) Précisées par la loi n°2018-217 du 29 mars 2018
(4) Comité social et économique, 117 questions-réponses, Ministère du travail, question n°25
(5) Ibid.
(6) Comité social et économique, 117 questions-réponses, Ministère du travail, question n°32
(7) C’est-à-dire avec une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli plus de 50 % des suffrages exprimés en faveur d’organisations représentatives au premier tour des dernières élections du CSE. Il ne peut pas s’agir d’un accord signé par des organisations syndicales représentant 30 % des suffrages exprimés et validé par référendum (article L.2232-12 du Code du travail)
(8) A noter qu’il en va de même au sein d’une unité économique et sociale (art. L.2313-8)
(9) Soc, 17 avril 2019, n°18-22.948
(10) Comité social et économique, 117 questions-réponses, Ministère du travail, question n°27
(11) Le critère de gestion du personnel reste le plus évident dès lors que l’une des principales attributions du CSE est de représenter les intérêts des salariés
(12) Soc, 19 déc.2018, n°18-23.655
(13) CE, 29 juin 1973, n°77982 ; CE, 27 mars 1996, n°155791
(14) La DIRECCTE est saisie dans un délai de 15 jours à compter de la date à laquelle les organisations syndicales ou le comité social et économique ont eu connaissance de la décision unilatérale de l’employeur (art. R.2313-1 du Code du travail). La DIRECCTE rend sa décision dans un délai de deux mois à compter de la réception de la contestation.
(15) Décision du 21 mai 2019
(16) Soc, 11 déc. 2019 n°19-17.298
(17) Feuillet Rapide Social 2/20 (paru le 10/01/20) Mise en place du CSE : comment caractériser l’autonomie de gestion d’un établissement distinct ?
(18) Soc, 22 janv.2020, n°19-12.011
(19) Confirmation de la position érigée un an plus tôt (19 déc.2018, n°18-23.655)
(20) Confirmation de l’arrêt du 11 décembre 2019 analysé dans le paragraphe précédent

Rédigé par

Patrick Berjaud ASSOCIÉ

Thomas Yturbe Avocat

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