La cour d’appel de Paris a rendu le 20 avril 2023 deux arrêts importants sur la tarification de l’accès à la partie terminale du réseau de fibre optique (RG n° 20/18253 et n° 21/01780). Elle était saisie par SFR FttH (devenu XpFibre SAS, ci-après « SFR » ») de deux recours contre des décisions de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) rendues dans des contentieux ouverts respectivement par Free SAS, d’une part et Bouygues Telecom, d’autre part. Les deux opérateurs contestaient devant l’Arcep les hausses tarifaires pratiquées par SFR pour l’acquisition de droits d’accès et d’occupation du réseau déployé par SFR jusqu’à l’abonné (réseau FttH).
Au-delà de la question de fond sur la légalité de la hausse tarifaire, la Cour d’appel de Paris était saisie d’une intéressante question procédurale relative à l’application de l’article 6§1 de la convention européenne des droits de l’homme (CEDH) au collège de l’Arcep. SFR soulevait le moyen d’une méconnaissance du principe d’impartialité en ce que d’une part, l’Arcep avait, préalablement à sa saisine en règlement de différend et à la suite de plusieurs plaintes d’opérateurs, ouvert une enquête administrative à son encontre concernant la mise en œuvre de ses obligations tarifaires d’accès aux lignes FttH et d’autre part, les propos publics du président de l’Arcep révèleraient un préjugement du différend.
I/ L’ouverture d’une enquête administrative n’empêche pas la formation RDPI de l’Arcep de se prononcer sur un règlement de différend
Sur la première branche du moyen, la Cour relève que la décision d’ouverture de l’enquête, a été prise par la formation RDPI de l’Arcep[1] avant les saisines de Bouygues et de Free et qu’elle « n’a donné lieu à aucun acte d’investigation ni aucune sanction ». La Cour considère, après analyse des termes de la décision d’ouverture de l’enquête, que celle-ci « ne saurait constituer un préjugement d’une éventuelle méconnaissance » par SFR de ses obligations.
Le pouvoir d’enquête est l’accessoire nécessaire des compétences de l’Arcep puisqu’il lui permet de s’assurer que les opérateurs respectent bien leurs obligations réglementaires, notamment en matière tarifaire. L’ouverture d’une enquête simple[2] ne préjuge nullement de la décision qui sera prise à son issue et ne s’inscrit même pas dans le cadre d’une procédure de sanction. De nature purement informative, cette décision est si peu intrusive que le Conseil constitutionnel a jugé, pour l’Autorité de la concurrence, que les demandes de communication d’informations et de documents « ne sont pas en elles-mêmes des actes susceptibles de faire grief » – c’est-à-dire, susceptibles de faire l’objet d’un recours autonome[3], à l’inverse de ce que pourrait être une procédure de sanction.
Dans le même sens, la Cour souligne que cette décision « a pour seule finalité, à ce stade, de recueillir des informations en vue de s’assurer du respect » par SFR de ses obligations. La jurisprudence de la Cour EDH sur l’incompatibilité du cumul des fonctions d’enquête et de jugement au sein d’une même institution avec des exigences de l’article 6§1 CEDH est donc inopérante.
Par elle-même donc et indépendamment de son contenu – que la Cour analyse dans un second temps, la décision d’ouverture d’enquête ne saurait être regardée comme de nature à faire naître un doute sur l’impartialité de l’Arcep statuant sur un différend ayant un périmètre identique. Cette solution doit être saluée en ce qu’elle n’obère pas la capacité de l’Arcep à régler un différend entre opérateurs, quand bien même elle aurait ouvert une enquête sur un sujet connexe. Décider autrement aurait conduit à annihiler l’efficacité des autorités de régulation appelées à intervenir rapidement dans un contentieux, nonobstant la mise en œuvre de leurs autres pouvoirs.
[1] Formation de règlement des différends, de poursuite et d’instruction composée de quatre des sept membres de l’Autorité, dont le président. Elle statue sur les décisions en matière d’enquête et de règlement des différends, ainsi que sur les décisions relatives à l’exercice des poursuites dans le cadre de la procédure de sanction. Elle est issue d’une scission du collège à la suite de la décision du Conseil constitutionnel n° 2013-331 QPC du 5 juillet 2013 estimant que la réunion au sein du collège des « fonctions de poursuite et d’instruction des éventuels manquements et, d’autre part, des fonctions de jugement des mêmes manquements », méconnaissait le principe d’impartialité. Désormais, la formation restreinte, composée des autres membres du collège délibère sur les décisions de sanctions.
[2] Ouverte sur le fondement de l’article L. 32-4 du CPCE, par opposition à l’enquête lourde visée par l’article L. 32-5 du CPCE, soumise à l’autorisation du juge des libertés et de la détention.
[3] Cons. Constit. 8 juillet 2016, Soc. Brenntag, n° 2016-552 QPC.
II/Le grief tiré d’une méconnaissance du principe d’impartialité du collège peut utilement être examiné au stade du recours devant un tribunal impartial et indépendant
Quant à la seconde branche du moyen, SFR avait demandé le déport du président de l’Arcep de la formation RDPI appelée à statuer sur le différend. Aucune procédure spécifique de récusation, comparable à celle figurant aux articles 341 et s. du code de procédure civile (CPC) ne figurant dans le code des postes et des communications électroniques, l’Arcep avait, avant la séance publique du collège, adopté une délibération, hors la présence de son président, statuant sur le moyen de SFR. Estimant que les propos du président de l’Arcep, lequel doit assumer un rôle de représentation publique, étaient demeurés dans le cadre strict des attributions de l’Arcep, la formation RDPI avait rejeté le moyen. Cette délibération était critiquée par SFR, dans le contentieux l’opposant à Bouygues, notamment en ce qu’elle n’avait pas pu utilement la contester.
La Cour d’appel rejette cette seconde branche du moyen. D’une part, elle considère que les propos du président de l’Arcep sont « généraux » et « n’ont fait que rappeler la mission de l’Arcep et ses pouvoirs de régulateur ». D’autre part, elle constate que SFR a pu critiquer l’impartialité de la formation RDPI « devant la Cour au stade du recours qu’elle a formé contre la décision finale » de l’Arcep. La Cour en déduit que « l’absence de recours immédiat contre la décision de refus de déport n’est pas de nature à lui faire grief ».
Cette solution peut s’appuyer sur l’arrêt de la Cour de cassation rendu sur une demande de récusation du rapporteur de l’Autorité de la concurrence portée devant le premier président de la Cour d’appel de Paris sur le fondement de l’article 341 CPC[4].
La Cour de cassation rappelle que les textes ont organisé une procédure spécifique de recours contre les décisions de l’Autorité de la concurrence, le recours en annulation ou en réformation devant la Cour d’appel de Paris qui confère à cette dernière « le pouvoir de statuer sur tout grief tiré d’une atteinte à l’impartialité de l’Autorité de la concurrence, qu’il concerne la phase d’instruction placée, en application des art. L. 461-4 et R. 463-4 C. com., sous la direction de son rapporteur général, ou la phase décisionnelle, confiée au collège de l’Autorité ». En conséquence, « les art. 341 s. instituant, devant les juridictions judiciaires statuant en matière civile, une procédure de récusation ou de renvoi pour cause de suspicion légitime, ne s’appliquent pas à l’Autorité de la concurrence », solution directement transposable à l’Arcep. Dans le même sens, devant les juridictions administratives, la contestation de la décision statuant sur une demande de récusation d’un magistrat n’est possible qu’à l’occasion du recours au fond contre « le jugement ou l’arrêt rendu ultérieurement » (art. R. 721-9 du code de justice administrative)[5].
Cette solution empreinte de pragmatisme est en adéquation avec la jurisprudence de la Cour EDH. Le requérant n’est, en tout état de cause, pas privé de son droit à recours, dès lors qu’il lui est loisible de soumettre à un tribunal présentant toutes les garanties requises par l’article 6§1, le grief tiré de l’atteinte à l’impartialité de l’autorité de régulation[6].
[4] Cass. 2e civ. 30 septembre 2021, n° 20-18672 et n° 20-18302
[5] CE 29 octobre 1975, Poisnel, Rec. 534 : Ce n’est qu’à l’occasion de l’appel formé contre le jugement rendu au fond par le tribunal administratif que le juge d’appel peut connaître du jugement par lequel le tribunal a antérieurement statué sur la demande de récusation visant l’un de ses membres. L’appel interjeté directement contre le jugement statuant sur la récusation est donc irrecevable. Voir également art. L. 721-1 et R. 721-1 et s. du code de justice administrative
[6] Cour EDH, 23 juin 1981, Le Compte, Van Leuven et De Meyere, aff. n° 6878/75, 7238 Quant à la seconde branche du moyen, /75 ; Cour EDH 4 mars 2014, Grande Stevens c/ Italie, aff. n° 18640/10 ; Cour EDH 10 décembre 2020, Edizioni del Roma Societa Cooperativa ARL c/ Italie, aff. n° 68954/13.