Commentaire Arrêt du Conseil d’Etat du 21 avril 2023, Soc. Orange, n°464349
L’heure n’est pas encore, pour les autorités de régulation, à la séparation des pouvoirs (ce qui ipso facto conduirait à leur démantèlement) et ceux qui critiquent la concentration des pouvoirs au sein d’une même autorité publique ne devraient trouver guère de satisfaction à la lecture de cet arrêt qui s’inscrit, somme toute, dans le sillage d’une jurisprudence traditionnelle tant nationale qu’européenne.
Orange avait déféré au juge de l’excès de pouvoir une mise en demeure de l’Arcep lui enjoignant de respecter ses engagements de déploiement de la fibre optique en zone moins dense (ZMD)[1]. Les engagements librement souscrits par Orange en contrepartie des droits de déploiement en ZMD sont, depuis la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, acceptés par le ministre chargé des communications électroniques après avis de l’Arcep (art. L. 33-13 du code des postes et communications électroniques – CPCE). Cette dernière est chargée de sanctionner les manquements à ces obligations dans le cadre de la procédure de sanction de l’article L. 36-11 du CPCE.
Orange soulevait une question prioritaire de constitutionalité (QPC) portant sur la possibilité conférée à l’ARCEP d’exercer un contrôle sur les engagements pris volontairement par les opérateurs au regard, notamment, d’une part du principe d’impartialité et, d’autre part, de la liberté d’entreprendre et de liberté contractuelle[2].
[1] La compétence du juge de l’excès de pouvoir se justifie par le fait qu’une mise en demeure n’a pas la nature d’une sanction dont le contentieux relève du juge du plein contentieux. Une mise en demeure est un acte administratif unilatéral faisant grief, lorsqu’elle n’est pas une mesure préparatoire, dont le contentieux relève du juge de l’excès de pouvoir (CE, 30 août 2006, Assoc. Free Dom, n° 276866,: recevabilité du recours contre une mise en demeure prononcée par le CSA à l’encontre du bénéficiaire d’une autorisation d’émettre ayant signé une convention avec le CSA, tendant à ce qu’il respecte les obligations imposées par l’autorisation et la convention).
[2] D’autres griefs étaient soulevés et la mise en demeure de l’Arcep était également critiquée au fond. Nous prenons néanmoins le parti de nous limiter à ces deux moyens qui soulèvent d’intéressantes questions juridiques.
I/ La concentration des pouvoirs au sein des autorités de régulation ne méconnaît pas le principe d’impartialité
Selon la requérante, les articles L. 33-13 et L. 36-11 CPCE méconnaissent le principe d’impartialité dès lors que les membres du collège s’étant prononcés sur les engagements d’Orange dans le cadre de la procédure d’édiction de l’arrêté ministériel, sont également appelés, pour certains d’entre eux, au sein de la formation restreinte du collège, à sanctionner les manquements à ces engagements. Le grief du cumul des pouvoirs de l’Arcep était une nouvelle fois articulé[3].
Le Conseil constitutionnel s’était déjà prononcé sur une QPC portant sur la procédure de sanction devant l’Arcep. Sa décision avait conduit à une réorganisation complète de l’organisation des fonctions de poursuite et d’instruction, confiées à la formation RDPI de l’Arcep[4], et le pouvoir de sanction dévolu à la formation restreinte[5]. La loi a donc organisé une « séparation fonctionnelle complète » – pour reprendre les termes du rapporteur public, Clément Malverti[6] – suffisant à garantir le respect du principe d’impartialité de la procédure de sanction, conformément à la jurisprudence européenne[7]. Ce constat posé, la décision franchit un degré supplémentaire en affirmant que le fait que le collège ait rendu un avis sur les engagements d’Orange, puis qu’une partie de ce même collège (formation RDPI) soit appelée à contrôler le respect de ces engagements ne constitue par un préjugement contraire au principe d’impartialité.
La question s’est déjà posée de la légalité des textes confiant à une même autorité le pouvoir d’édicter une norme puis celui d’en contrôler le respect que ce soit dans le cadre d’une procédure de sanction ou dans le celui d’un règlement de différend.
Le Conseil d’Etat a explicitement reconnu la possibilité pour le législateur d’attribuer à la Commission bancaire le « pouvoir de fixer des règles dans un domaine déterminé et d’en assurer elle-même le respect, par l’exercice d’un pouvoir de contrôle des activités exercées et de sanction des manquements constatés »[8]. Dans le même sens, il a considéré que l’Autorité de la concurrence pouvait prendre des décisions autorisant des concentrations puis apprécier l’application de ces décisions dans l’exercice de son pouvoir de sanction[9]. Le point est désormais explicitement tranché pour l’Arcep, le Conseil d’Etat rappelant ici son considérant de principe[10]. L’appréciation du contenu d’un acte juridique ne préjuge nullement de l’appréciation des faits, actes ou omissions relatifs à sa mise en œuvre. L’appréciation de l’Arcep s’exerce à deux niveaux distincts. D’abord, en amont et de façon objective et générale pour les engagements pris par Orange, puis en aval dans le cadre d’un contrôle subjectif de la manière dont ces engagements sont mis en œuvre. En outre, interdire à l’Arcep de contrôler l’application effective de ces engagements, au motif qu’elle s’est préalablement prononcée sur leur contenu, serait la priver d’un moyen efficace, incitatif et souple de régulation au détriment du développement technologique du marché au bénéfice des consommateurs finals.
[3] Devant la cour d’appel de Paris juge des décisions de règlement de différends de l’Arcep, voir arrêt du 17 septembre 2015, TDF c/ Towercast ; RG n° 2014/07616 : le moyen tiré de « la situation de confusion des pouvoirs » au sein de l’Arcep est jugé inopérant.
[4] Composée de quatre membres du collège de l’Arcep dont son président.
[5] Composée des trois autres membres du collège.
[6] Conclusions disponibles sur Arianeweb.
[7] Cour EDH, 27 août 2002, Didier c/ France, aff. n° 58188/00 ; Cour EDH, 11 juin 2009, Dubus SA c/ France, aff. n° 5242/04
[8] CE 30 juillet 2003, Soc. Dubus, AJDA 2004, p. 26.
[9] CE 21 décembre 2012, Société Groupe Canal +, req. n° 362347, appliquant la décision n° 2012-280 QPC du 12 octobre 2012 par laquelle le Conseil constitutionnel estime que l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne fait pas obstacle à l’exercice, sans séparation fonctionnelle ou organique, par l’Autorité de la concurrence, de son pouvoir de sanctionner les manquements aux décisions, qu’elle a prises, autorisant des concentrations.
Également, Cons. constit. 10 février 2023, n° 2022-1035 QPC, à propos de l’Autorité de la concurrence.
[10] « l’attribution par la loi à une autorité administrative indépendante du pouvoir de fixer les règles dans un domaine déterminé et d’en assurer elle-même le respect, par l’exercice d’un pouvoir de contrôle des activités exercées et de sanction des manquements constatés, ne contrevient pas aux exigences découlant de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dès lors que ce pouvoir de sanction est aménagé de telle façon que soient assurés le respect des droits de la défense, le caractère contradictoire de la procédure et les principes d’indépendance et d’impartialité »
II/ L’engagement contractuel incorporé dans un acte administratif unilatéral perd sa nature contractuelle
Orange reprochait également au législateur d’avoir assorti de sanctions des actes de nature purement contractuelle dont seul le juge du contrat devrait avoir à connaître.
Cependant, comme le relève le rapporteur public, les obligations découlant de ces engagements ont perdu leur nature contractuelle par l’effet de leur incorporation dans l’acte unilatéral du ministre. Ce procédé n’est pas nouveau mais relève de ce que l’on a appelé le « contractualisme » de l’action publique tendant à substituer la concertation au commandement[11]. Dès lors, les modalités d’élaboration de l’acte sont indifférentes : le contrat est absorbé sur le fond comme dans la forme, par l’acte administratif unilatéral qui l’accepte et qui peut être qualifié d’« acte négocié »[12]. Il en résulte que les moyens d’Orange reposant sur une violation du principe de légalité des délits et des peines, de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle sont inopérants.
Le Conseil d’Etat juge qu’il n’y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la QPC, les moyens soulevés contre les dispositions du CPCE ne présentant pas de caractère sérieux. Sur le fond enfin, le recours est rejeté. Orange est donc tenue de se conformer à la mise en demeure de l’Arcep pour le déploiement de la fibre en ZMD.
[11] Voir par ex. CE 4 juillet 1975 Synd. nat. du commerce de la chaussure, n° 94099 ; CE 4 mars 1991, District de l’agglomération Belfortaise, n° 66684, pour des arrêtés ministériels entérinant certains engagements d’entreprise en contrepartie de la libéralisation des prix.
[12] Un procédé identique avait été mis en place pour l’attribution des licences UMTS, l’autorisation unilatérale reprenant les engagements des opérateurs titulaires d’accueil d’opérateurs mobiles virtuels (MVNO) sur leur réseau, le non-respect de ces engagements étant susceptible d’être sanctionné par l’Arcep.