Adopter une apparence neutre sur le lieu de travail. La question délicate de l’articulation entre la liberté du salarié et le pouvoir de direction de l’employeur en matière de ports de signes religieux ou politiques au travail a plusieurs fois été soumise à la chambre sociale de la Cour de cassation.
En novembre 2017 (22 nov.2017, n°13-19.855), la juridiction suprême, à l’occasion d’un arrêt concernant le port du voile islamique par une salariée dans ses contacts avec les clients, avait fixé les principes suivants :
• L’employeur peut insérer dans le règlement intérieur, ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur en application de l’article L. 1321-5 du code du travail, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail ;
• A défaut d’une telle clause, l’interdiction faite à une salariée de porter le foulard islamique dans ses contacts avec les clients qui résulte seulement d’un ordre oral donné à une seule salariée et visant un signe religieux déterminé constitue une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses ;
• La prise en compte par un employeur du souhait d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une salariée portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, § 1 de la directive européenne du 27 novembre 2000.
En juillet 2020, la Cour de cassation a examiné la question du port de la barbe par un salarié exerçant des missions de sécurité au Moyen-Orient (1) .
1. Les faits et la procédure
Un salarié consultant en sécurité, spécialiste du Proche et Moyen-Orient, travaille pour une société assurant des prestations de sécurité et de défense pour des gouvernements, organisations internationales non gouvernementales ou entreprises privées. Il est envoyé au Yémen pour sécuriser le déplacement de clients américains.
Le salarié porte une barbe taillée d’une façon qui inquiète fortement les clients américains. Selon l’employeur, le port de cette barbe peut justifier une stigmatisation au Yémen et met en danger la sécurité du salarié et celle des personnes auprès desquelles il est affecté dans le cadre de sa mission. L’employeur donne alors injonction au salarié de « revenir à une barbe d’apparence plus neutre » tenant compte des us et coutumes des pays dans lesquels il était affecté (2) . Le salarié refuse de revoir la coupe de sa barbe. Il est finalement licencié pour faute grave le 13 août 2013.
Selon la lettre, le licenciement est justifié par le port d’une barbe « taillée d’une manière volontairement signifiante aux doubles plans religieux et politiques », lequel aurait mis en péril la sécurité d’une mission au Yémen ou d’autres zones à risque (potentiellement dangereuses et politiquement instables), et le refus du salarié de revenir à une barbe d’apparence plus neutre.
Le 26 novembre 2013, le salarié saisit le Conseil de prud’hommes, sur le fondement du principe de non-discrimination (article L.1132-1 du Code du travail) pour demander la nullité de son licenciement et sa réintégration dans l’entreprise (3). La juridiction de première instance considère que le licenciement est discriminatoire. Puis, par arrêt du 27 septembre 2018, la Cour d’appel de Versailles donne également raison au salarié. « La barbe ne fait pas l’homme… ni le licenciement » a alors titré un de nos confrères sur son blog d’actualité juridique. L’employeur forme ensuite un pourvoi en cassation. La chambre sociale rejette ce pourvoi au terme d’un raisonnement assez étayé.
2. Le raisonnement suivi par la chambre sociale
La chambre sociale de la Cour de cassation rappelle tout d’abord les principes édictés par le Code du travail et la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 selon lesquels toute restriction par l’employeur à la liberté religieuse du salarié doit :
• Être justifiée par la nature de la tâche à accomplir ;
• Répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante (4) ;
• Et être proportionnée au but recherché.
Selon l’article L.1321-3 du Code du travail, le règlement intérieur peut contenir une clause restrictive de liberté religieuse, c’est-à-dire une clause de neutralité, à condition qu’elle respecte les conditions susvisées.
En l’espèce, l’employeur ne produisait aucun règlement intérieur ni aucune note de service précisant la nature des restrictions qu’il entendait imposer au salarié en raison des impératifs de sécurité invoqués. C’est pourquoi la Cour de cassation a considéré que l’interdiction faite au salarié, lors de l’exercice de ses missions, du port de la barbe, en tant qu’elle manifesterait des convictions religieuses et politiques, et l’injonction faite par l’employeur de revenir à une apparence considérée par ce dernier comme plus neutre caractérisaient l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses et politiques du salarié.
La chambre sociale a par ailleurs écarté la notion d’exigence professionnelle déterminante : « Il résulte (…) de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 14 mars 2017, Micropole Univers, C-188/15), que la notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante », au sens de l’article 4 § 1 de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client. »
Dès lors, si les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connotée de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes, être considérées comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4 § 1 de la directive no 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, l’objectif légitime de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise peut justifier en application de ces mêmes dispositions des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives et, par suite, permet à l’employeur d’imposer aux salariés une apparence neutre lorsque celle-ci est rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif.
Toutefois, au cas d’espèce, l’employeur se contentait de considérer la façon dont le salarié portait sa barbe comme une provocation politique et religieuse mais ne précisait ni la justification objective de cette appréciation, ni quelle façon de tailler la barbe aurait été admissible au regard des impératifs de sécurité avancés. Il s’ensuit que l’employeur ne démontrait pas les risques de sécurité spécifiques liés au port de la barbe dans le cadre de l’exécution de la mission du salarié au Yémen de nature à constituer une justification à une atteinte proportionnée aux libertés du salarié.
Il résulte de la démonstration qui précède que le licenciement du salarié reposait sur le motif discriminatoire pris de ce que l’employeur considérait comme l’expression par le salarié de ses convictions politiques ou religieuses au travers du port de sa barbe, de sorte que le licenciement était nul.
3. Quelle leçon les employeurs peuvent-ils tirer de cet arrêt ?
En somme, la chambre sociale a suivi le même raisonnement qu’en novembre 2017, c’est-à-dire qu’elle a admis la possibilité pour l’employeur de prévoir dans le règlement intérieur ou une note de service une clause de neutralité interdisant le port visible de signe politique ou religieux sur le lieu de travail (dès lors que cette clause est générale et indifférenciée et ne s’applique qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients) tout en considérant, en l’espèce, que les conditions de l’interdiction n’étaient pas remplies et, partant, que la discrimination était établie.
Les leçons à tirer sont les suivantes :
• Insérer une clause de neutralité, générale et indifférenciée dans le règlement intérieur ou une note de service ou, a minima, justifier précisément les risques encourus par le port de tel ou tel signe ;
• Ne pas justifier telle ou telle interdiction par le seul souhait de neutralité des clients avec qui le salarié est en contact.
S’il est indiscutable que le foulard islamique est un signe religieux, la question de la barbe est plus complexe (car la manière dont elle taillée peut être sujette à discussion). Au cas où une problématique similaire se présenterait à nouveau, il serait indispensable pour l’employeur de prévoir de quelle façon précise la barbe du salarié doit être taillée au regard des impératifs de sécurité. Une injonction de rasage pur et simple de la barbe ne pourrait pas être admise.
(1) Cass. Soc, 8 juill.2020, n°18-23.743
(2) A cette occasion, il est intéressant de se rappeler que l’impératif de sécurité était déjà l’argument avancé pour la coupe et le rasage de la barbe dans une précédente affaire où la Cour d’appel de Nîmes avait justifié le licenciement d’un salarié, travaillant dans une société de démantèlement de logistique nucléaire, et dont la barbe empêchait l’étanchéité du masque (CA Nîmes, 21 juin 2016, n°14/04558).
(3) Pour rappel, l’article L.1132-4 du Code du travail prévoit que le licenciement d’un salarié intervenu en violation du principe de non-discrimination est nul
(4) L’article 4&1 de la directive européenne de 2000 a introduit la notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante » pour justifier une différence de traitement en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice.
Rédigé par
Patrick Berjaud ASSOCIÉ
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Thomas Yturbe Avocat
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