Analyse Juridique | Social
Licenciement annulé en raison de la violation d’une liberté fondamentale : la Cour de cassation apporte une précision importante sur le mécanisme de modulation de l’indemnisation
8 novembre 2022

Disposition issue des ordonnances Macron mais assez méconnue, l’article L.1235-2-1 du Code du travail prévoit qu’en cas de pluralité de motifs de licenciement, si l’un des griefs reprochés au salarié porte atteinte à une liberté fondamentale, la nullité encourue de la rupture ne dispense pas le juge d’examiner l’ensemble des griefs énoncés, pour en tenir compte, le cas échéant, dans l’évaluation qu’il fait de l’indemnité à allouer au salarié.

 

Aux termes d’un arrêt en date du 19 octobre 2022, la Cour de cassation a tempéré l’application de cette disposition législative[1]. En effet, la chambre sociale considère que, pour que le juge soit tenu à cette obligation, il convient que l’employeur ait préalablement formé une demande expresse en ce sens.  

 

Dès lors, si et seulement l’employeur le lui demande, le juge doit examiner si les autres motifs de licenciement invoqués sont fondés et peut, le cas échéant, en tenir compte pour fixer le montant de l’indemnité versée au salarié qui n’est pas réintégré, toujours dans le respect du plancher indemnitaire de 6 mois.

 

[1] Soc, 19 oct.2022, n°21-15.533

1.L’article L.1235-2-1 introduit en 2017 : un mécanisme de modulation par le juge de l’indemnisation pour licenciement nul

a. Rappels sur l’indemnisation du licenciement nul et « l’effet contaminant »

En vertu de l’article L.1235-3-1 du Code du travail, le barème Macron – mécanisme prévoyant des planchers et plafonds impératifs d’indemnisation- n’est pas applicable lorsque le conseil des prud’hommes constate que le licenciement est entaché d’une cause de nullité, notamment la violation par l’employeur d’une liberté fondamentale du salarié.

 

Dans cette hypothèse, le salarié, s’il ne demande pas la poursuite de l’exécution de son contrat de travail ou que sa réintégration est impossible, est fondé à l’octroi d’une indemnité minimale équivalente à 6 mois de salaire mais aucune indemnité maximale n’est fixée par le Code du travail.

 

Autrement dit, invoquer la nullité du licenciement constitue pour le salarié demandeur une manière de contourner le plafond d’indemnisation fixé par l’article L.1235-3.

 

Depuis l’entrée en vigueur des ordonnances Macron il y a 5 ans, la nullité du licenciement constitue ainsi un risque financier particulier auquel est exposé l’employeur, dans la mesure ou, à la différence du licenciement sans cause réelle et sérieuse, l’employeur ne dispose pas, en cas de nullité, d’une visibilité précise sur les sommes auxquelles il risque d’être condamné par le Conseil des prud’hommes. A ce titre, l’on observe très souvent, dans le cadre des contentieux intentés par les salariés depuis 2017, une argumentation principale sur la nullité de la rupture et une argumentation subsidiaire sur l’absence de cause réelle et sérieuse du licenciement.

 

Depuis 2017, l’employeur a donc intérêt à être particulièrement vigilant à réduire au maximum la possibilité pour le salarié d’invoquer une cause de nullité, c’est-à-dire que l’employeur est incité à prévenir notamment des faits de harcèlement ou une discrimination.

 

Par ailleurs, en vertu de la théorie de l’« effet contaminant » consacré par la Cour de cassation, lorsqu’un grief contenu dans la lettre de licenciement est constitutif d’une atteinte à une liberté fondamentale, notamment le droit du salarié d’agir en justice, ce grief entraîne à lui seul la nullité du licenciement, de telle sorte qu’il n’y a pas lieu pour le juge du fond d’examiner les autres griefs invoqués par l’employeur. Le juge ne procède à aucune vérification de l’existence d’une cause réelle et sérieuse de licenciement.

b. L’article L.1235-2-1 : un dispositif légal méconnu mais utile à l’employeur aux fins d’atténuer les effets de la nullité

 

Depuis le 23 septembre 2017, l’article L.1235-2-1, texte inséré dans le Code du travail par l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 mais demeurant assez méconnue, offre à l’employeur un moyen de défense au fond sur le montant de l’indemnité à laquelle il peut être condamné lorsque le licenciement est entaché de nullité : le juge peut moduler le montant de l’indemnité en fonction du caractère réel et sérieux des autres motifs de licenciement invoqués par l’employeur. Cette disposition législative a donc pour vocation de tempérer l’indemnisation pour licenciement nul.

 

Comme l’avait noté le professeur Adam dès 2017, la fonction dévolue à ce texte est de « rééquilibrer (sans déstabiliser) une solution jurisprudentielle jugée par trop défavorable aux intérêts de l’employeur, en imposant au juge de ne pas laisser sans effet (indemnitaire) les bonnes raisons que l’employeur pouvait avoir (au-delà de la mauvaise qu’il a mise en avant) de mettre fin à la relation contractuelle[1]. »

 

L’on observe que cette réserve apportée par le législateur à l’indemnisation du licenciement nul n’est pas prévue dans les autres hypothèses de nullité, notamment celles du harcèlement moral et de la discrimination, peut-être parce que dans ces hypothèses, la cause de nullité mise en exergue par le salarié est parfois trop entrelacée avec le motif de licenciement invoqué par l’employeur pour que le juge puisse séparer clairement son raisonnement, ou tout simplement que la violation d’une liberté fondamentale est une cause de nullité considérée comme moins grave que les autres par le législateur.

 

En théorie, cette disposition paraît curieuse dans la mesure où l’analyse par le juge de la violation d’une liberté fondamentale est prioritaire et indépendante de celle de la cause réelle et sérieuse de licenciement. Ainsi que cela a été rappelé par la chambre sociale en décembre 2015, le juge ne peut examiner la demande subsidiaire avant la demande principale[2] : le juge ne peut déclarer le licenciement sans cause réelle et sérieuse, sans se prononcer au préalable sur les demandes relatives à la nullité du licenciement ou à son caractère illicite, présentées par le salarié à titre principal[3].

 

Le raisonnement étant en principe, « étanche », le juge examine, à titre principal, si une liberté fondamentale du salarié a été violée ou non, et s’il constate que le licenciement est entaché de nullité, il ne devrait pas poursuivre le raisonnement à l’analyse de la cause réelle et sérieuse de licenciement.

 

Cette disposition législative introduite en 2017 contribue donc à violer certains principes de procédure civile. La terminologie utilisée de « nullité encourue » illustre d’ailleurs bien que l’ordonnance demande au juge de ne pas respecter totalement l’ordre dans lequel le salarié a fixé ses demandes.

 

Cette disposition participe de l’objectif politique du président Emmanuel Macron d’éviter que les conseils de prud’hommes ne prononcent des condamnations à des montants déraisonnables (comme cela était parfois le cas avant 2017). Dès lors, si, en dépit de la violation par l’employeur d’une liberté fondamentale du salarié, les autres griefs de licenciement sont réels et sérieux, l’indemnisation est réduite.

 

Autrement dit, si la demande formée à titre principal par le salarié est fondée en son principe, elle peut n’être que partiellement fondée en son quantum si la demande formée à titre subsidiaire est elle-même infondée en son principe.

 

Cette disposition législative affaiblit donc l’« effet contaminant », et ce faisant, compense, partiellement tout du moins, le déplafonnement de l’indemnisation du licenciement nul.

[1] P. Adam, Libertés fondamentales et barémisation : la grande évasion, RDT 2017, p. 643 

[2] La Cour de cassation applique les articles 4 et 5 du Code de procédure civile

[3] Soc, 10 déc.2015, n°14-16.214. Jurisprudence confirmée une nouvelle fois en 2020 : Soc, 14 oct.2020, n°19-10.376

2. De la saisine du conseil des prud’hommes de Nancy en novembre 2018 à la formation d’un pourvoi en cassation en avril 2021

a. L’affaire : un licenciement prononcé par l’employeur en raison de la saisine du Conseil des prud’hommes par une salariée : la violation par l’employeur d’une liberté fondamentale.

Le 23 octobre 2007, une salariée est engagée par une société en qualité d’assistante dentaire. Le 12 octobre 2018, la salariée fait l’objet d’un avertissement pour une absence injustifiée.

 

Le 30 novembre 2018, la salariée saisit le Conseil des prud’hommes de Nancy aux fins d’obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail aux torts de l’employeur et l’annulation de l’avertissement.

 

Le 28 décembre 2018, c’est-à-dire un mois après l’introduction de l’action en résiliation judiciaire, l’employeur procède au licenciement de ladite salariée et écrit in extenso au sein du courrier de rupture :

 

« Le 6 décembre 2018, nous recevons une convocation devant le Conseil des prud’hommes accompagnée d’une requête évoquant votre souhait d’obtenir une résiliation judiciaire de votre contrat de travail. Cette procédure prud’homale engagée par vos soins rend quasiment impossible la cohabitation car, comme vous le savez, nous travaillons en binôme, de manière réactive et la bonne entente nécessaire n’existe plus. »

 

Autrement dit, l’employeur écrit lui-même de manière explicite que la saisine du Conseil des prud’hommes par la salariée est l’un des motifs de licenciement, étant précisé que la lettre de rupture articule également d’autres motifs.

 

Devant les juridictions de Nancy (le conseil des prud’hommes en 2019 puis la Cour d’appel en 2020), la salariée soulève la nullité de son licenciement en invoquant la violation par l’employeur d’une liberté fondamentale, c’est-à-dire de son droit d’agir en justice.

 

Sur ce fondement, la salariée demande l’allocation de dommages et intérêts équivalents à 16 mois de salaire. Il est précisé que, compte-tenu de l’ancienneté de 11 ans cumulée par la salariée, l’indemnisation pour licenciement sans cause réelle et sérieuse aurait été, en l’espèce, plafonnée à 10,5 mois de salaire, mais, comme indiqué plus haut, les barèmes ne sont pas applicables en cas de violation par l’employeur d’une liberté fondamentale.

 

b. L’analyse de la cour d’appel de Nancy et le pourvoi en cassation de l’employeur

Par arrêt en date du 25 mars 2021, la cour d’appel de Nancy considère que le licenciement est nul et condamne l’employeur, notamment, au paiement d’une somme équivalente à 16 mois de salaire à titre d’indemnité pour licenciement nul[1]. L’indemnisation allouée est donc égale à 150 % du plafond du barème Macron.

 

La cour d’appel de Nancy a retenu que les barèmes de l’article L. 1235-3 du code du travail n’étant pas applicables en cas de violation d’une liberté fondamentale, il n’y avait pas lieu d’examiner les autres griefs visés par la lettre de licenciement pour apprécier l’existence d’une cause réelle et sérieuse.

 

L’employeur forme un pourvoi en cassation et, invoquant la disposition précitée du Code du travail (article L.1235-2-1), soutient qu’il revenait à la cour d’appel de Nancy d’étudier les griefs de licenciement pour évaluer l’indemnité allouée à la salariée et qu’à défaut d’avoir procédé à cette étude, la cour d’appel aurait violé la disposition légale susvisée. L’employeur espère donc une obtenir une cassation de l’arrêt puis une réduction de l’indemnisation par la cour d’appel de renvoi.

[1] CA Nancy, chambre sociale-2ème sect, 25 mars 2021, n° 19/03401, infirmation partielle du jugement rendu par le CPH de Nancy le 23 octobre 2019

 

3. L’analyse de la Cour de cassation : la consécration d’une jurisprudence contraire à l’esprit des ordonnances Macron

En octobre 2022, la Cour de cassation procède à l’analyse suivante :

 « Aux termes de l’article L. 1235-2-1 du code du travail, en cas de pluralité de motifs de licenciement, si l’un des griefs reprochés au salarié porte atteinte à une liberté fondamentale, la nullité encourue de la rupture ne dispense pas le juge d’examiner l’ensemble des griefs énoncés, pour en tenir compte, le cas échéant, dans l’évaluation qu’il fait de l’indemnité à allouer au salarié, sans préjudice des dispositions de l’article L. 1235-3-1.

 

Ces dispositions offrent ainsi à l’employeur un moyen de défense au fond sur le montant de l’indemnité à laquelle il peut être condamné, devant être soumis au débat contradictoire.

 

Il en résulte que, lorsque l’employeur le lui demande, le juge examine si les autres motifs invoqués sont fondés et peut, le cas échéant, en tenir compte pour fixer le montant de l’indemnité versée au salarié qui n’est pas réintégré, dans le respect du plancher de six mois prévus par l’article L. 1235-3-1.

 

Après avoir retenu que l’un des griefs invoqués par l’employeur portait atteinte à la liberté fondamentale de la salariée d’agir en justice et constaté que l’employeur ne critiquait pas à titre subsidiaire la somme réclamée par cette dernière en conséquence de la nullité du licenciement, la cour d’appel a apprécié souverainement le montant du préjudice. »

 

Au visa de ce qui précède, la chambre sociale considère que le moyen n’est pas fondé : dès lors que l’employeur n’avait pas expressément demandé au juge du fond d’étudier le caractère réel et sérieux des autres motifs de licenciement invoqués, la cour d’appel de Nancy s’est, à juste titre, abstenue de les examiner.

 

Partant, l’employeur s’est privé de toute chance de voir modulé à la baisse le montant de l’indemnisation.

 

Dans cette affaire, l’employeur a donc commis deux erreurs :

 

  • La première, au moment du licenciement, lorsqu’il a mentionné explicitement la saisine du Conseil des prud’hommes par la salariée comme motif de rupture, ce qui a caractérisé la violation d’une liberté fondamentale. Ceci est d’autant plus regrettable pour l’employeur qu’il disposait d’une batterie d’autres motifs de licenciement,

 

  • Une seconde devant le Conseil des prud’hommes, en s’abstenant de demander au juge, à titre subsidiaire, d’examiner le caractère réel et sérieux des autres motifs de licenciement aux fins d’obtenir une diminution de l’indemnisation.

 

Aux termes de cet arrêt en date du 19 octobre 2022, la Cour de cassation considère que l’obligation pour le juge du fond d’examiner les autres motifs de licenciement invoqués est subordonnée à une demande de l’employeur en ce sens.

 

Ainsi, il appartient à l’employeur de porter le débat sur ce point s’il souhaite que ce débat ait lieu. Il s’agit donc d’une une précision fondamentale apportée par la Cour de cassation.

 

L’interprétation consacrée est, non seulement, sévère pour l’employeur, mais, surtout, curieuse à la lecture de la disposition législative. En effet :

 

  • La stricte lecture du texte aboutissait à la solution contraire, c’est-à-dire celle d’une obligation, sans réserve, pour le juge d’intégrer dans l’évaluation du dommage le caractère réel et sérieux des motifs de licenciement. L’article L.1235-2-1 ne prévoit aucune condition particulière à son application,

 

  • L’objectif du texte est la modulation de l’indemnisation. La chambre sociale a donc procédé à une interprétation anti-téléologique de l’article L.1235-2-1.

 

Dès lors, aux termes de cet arrêt, la Cour de cassation :

 

  • « Neutralise» partiellement la disposition issue de l’ordonnance Macron, en subordonnant la modulation de l’indemnisation à une demande expresse de l’employeur en ce sens, formée à titre subsidiaire devant les juges du fond. Sans doute parce qu’elle considère que la violation d’une liberté fondamentale est une cause de nullité particulièrement grave, la chambre sociale limite les possibilités pour le juge du fond de moduler l’indemnisation ;

 

  • Poursuit un objectif de désengorger les juridictions de fond : si l’employeur omet de demander au juge d’examiner les autres motifs de licenciement, ce qui était le cas en l’espèce, le juge ne se saisira pas d’office de ce moyen car il ne s’agit pas d’un moyen d’ordre public ;

 

  • Résout l’entorse aux règles de procédure civile qui était faite par l’ordonnance Macron. En effet, il n’est désormais plus demandé au juge du fond d’examiner la demande subsidiaire du salarié avant la demande principale du salarié mais d’étudier la demande reconventionnelle de l’employeur après la demande principale du salarié ;

 

  • Donne, en quelque sorte une nouvelle vigueur à l’effet contaminant de la violation d’une liberté fondamentale, effet que les ordonnances Macron avaient tenté d’affaiblir.

 

Par cette décision favorable au salarié, la chambre sociale adresse un véritable camouflet à l’exécutif en affaiblissant considérablement la portée d’une disposition introduite il y a 5 ans par celui-ci dans l’intérêt de l’employeur.

 

Cet arrêt a également le mérite de faire sortir de l’ombre une disposition assez méconnue des ordonnances Macron. La publicité de cet arrêt permettra de rappeler aux employeurs qu’ils disposent d’un levier important aux fins de voir réduite par le juge l’indemnisation au titre d’un licenciement nul.

 

 

Rédigé par

Patrick Berjaud ASSOCIÉ

Thomas Yturbe Avocat

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