Après s’être prononcée sur la responsabilité des moteurs de recherche (et du plus fameux d’entre eux « Google ») au sujet de l’utilisation des marques sur Internet, c’est désormais au sujet des plateformes de vente en ligne que la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) s’est prononcée le 12 juillet dernier.
Les enseignements issus de cette décision inciteront les plateformes de vente en ligne, comme eBay, à la plus grande prudence notamment sur les sujets suivants :
– la vente en ligne d’échantillons de démonstration et de produits déconditionnés (dont l’emballage externe a été retiré) ;
– la réservation, par des plateformes comme eBay, de mots-clés constitués de marques.
Les faits à l’origine de cette décision
Ayant constaté qu’une série de produits portant sa marque étaient vendus sur le site eBay, pour certains sans emballages et pour d’autres des échantillons de démonstration non destinés à la vente, la société L’Oréal avait assigné devant les juridictions anglaises (Hight Court of) les personnes physiques à l’initiative de ces ventes ainsi que les différentes sociétés du groupe eBay, en alléguant une violation de ses droits de marque.
L’Oréal leur reprochait en particulier d’avoir commercialisé des testeurs non destinés à la vente, ainsi que des produits déconditionnés, et faisait en outre grief à eBay d’avoir réservé auprès du moteur de recherche « Google » plusieurs mots-clés (Adwords) constitués de marques détenues par L’Oréal. Ainsi, les internautes renseignant ces marques dans le formulaire de recherche Google voyaient s’afficher des liens commerciaux pointant vers le site d’eBay et, plus précisément, vers des annonces de produits de ces marques mise en vente sur ce site.
eBay et les personnes physiques défenderesses invoquaient, quant à elles, la théorie de « l’épuisement des droits », selon laquelle le titulaire d’une marque ne peut pas interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont déjà été mis dans le commerce, avec son accord, au sein de l’Union Européenne : en donnant son accord, celui-ci a épuisé ses droits, sauf en cas de « motif légitime », ce qui correspond en pratique à la commercialisation de produits sous une forme altérée (reconditionnement ne respectant pas les prescriptions du fabricant, ou portant atteinte à l’image de marque en raison de sa qualité médiocre…).
Estimant que l’affaire nécessitait une interprétation de la CJUE, la Hight Court of justice a interrogé cette dernière en lui soumettant une série de questions préjudicielles qu’il est possible de résumer de la façon suivante (et non exhaustive) :
1. Les échantillons de produits disponibles chez les distributeurs agréés de L’Oréal peuvent-ils être considérés comme étant
« mis dans le commerce » et, dès lors, être revendus librement notamment sur le site eBay sans que L’Oréal ne puisse s’y opposer ?
2. Le retrait de l’emballage externe de certains produits cosmétiques peut-il constituer un « motif légitime » justifiant le refus de L’Oréal et faisant échec à la liberté de revente des produits ?
3. Le fait pour eBay d’avoir réservé auprès de Google des mots-clés reprenant certaines marques détenues par L’Oréal constitue t-il un usage non autorisé de ces marques ?
4. Le service fourni par une plateforme de vente comme eBay relève-t-il de la qualification d’hébergement, à laquelle est attachée un régime de responsabilité atténuée ?
Les enseignements de la décision
Sur le premier point, la réponse de la CJUE est classique : celle-ci considère que « la fourniture par L’Oréal à ses distributeurs agréés d’échantillons de démonstration revêtus de sa marque « ne constitue pas, en l’absence d’élément probant contraire, une mise dans le commerce » faisant échec à la théorie de l’épuisement des droits et permettant à L’Oréal de s’opposer à leur revente.
Dans une précédente décision rendue le 3 juin 2010 (aff C-127/09), la CJUE avait adopté une position similaire à propos de testeurs diffusés par le Groupe Coty, en Allemagne.
Sur le deuxième point, la CJUE apporte une réponse assez nette en énonçant que le déconditionnement d’un produit n’est pas en soi illicite « mais qu’il le devient lorsqu’il a pour conséquence que des informations essentielles, telles que celles relatives à l’identification du fabricant ou du responsable sur la mise sur le marché du produit cosmétique font défaut ».
La solution adoptée ici par la CJUE apparaît plus souple qu’en matière de vente d’un produit reconditionné (affaires C–427/93 ; C–429/93 et C – 436/96 du 11 juillet 1996).
Sur le troisième point, la Cour rappelle ici les principes posés dans ses arrêts « Google » du 23 mars 2010 (affaires C–236/08 à C–238/08), à savoir :
– la réservation de mots-clés constitués d’une marque permettant l’affichage d’un lien commercial conduisant uniquement au site eBay (page d’accueil), ne constitue pas, pour cette dernière, un usage répréhensible sur le terrain du droit des marques car le service fourni par eBay n’est pas identique, ni même similaire à l’activité de L’Oréal ;
– en revanche, lorsque ces mêmes mots-clés permettent l’affichage d’un lien commercial qui pointe directement vers des offres de vente de produits placés sur le site eBay, l’usage de la marque est alors caractérisé ; la Cour précise que la circonstance tenant à ce que les produits vendus soient proposés par des internautes utilisant le site eBay et non par eBay elle-même, n’a aucune incidence et que cette dernière réalise bien un « usage » des marques en question ;
– enfin, cet usage est illicite s’il est « susceptible de porter atteinte à l’une des fonctions de la marque », atteinte qui existe « lorsque la publicité ne permet pas ou permet difficilement à l’internaute normalement informé et raisonnablement attentif, de savoir si les produits ou les services visés par l’annonce proviennent du titulaire de la marque ou d’une entreprise économiquement liée à celui-ci ou, au contraire, à un tiers » ; dans cette affaire, la Cour ne se prononce pas sur le fait de savoir si les liens commerciaux renvoyant vers les annonces mises en ligne sur le site eBay et concernant les produits en cause, généraient ou non le risque de confusion précité.
Enfin et sur le quatrième point, la CJUE considère qu’une plateforme comme eBay doit bénéficier du régime de responsabilité atténuée applicable aux hébergeurs à la condition qu’elle ne joue pas « un rôle actif » lui permettant « d’avoir une connaissance ou un contrôle des données stockées », condition dont l’appréciation est laissée aux juridictions nationales.
La Cour relève toutefois – et ce n’est peut-être pas neutre – qu’eBay « procède à un traitement des données introduites par ses clients vendeurs » et qu’elle « fournit également une assistance visant à optimiser ou à promouvoir certaines offres à la vente »….
C’est sur ce dernier point que les plateformes de vente en ligne devront être les plus attentives afin d’éviter, tout comme Google, d’échapper à la qualification d’hébergeur et au régime de responsabilité atténuée qui y est attaché.
L’équilibre du commerce électronique, dont une grande partie de l’économie moderne dépend désormais, est donc entre les mains des juges nationaux… Affaire à suivre de très près donc.