Analyse Juridique | Public des Affaires
« L’extension du passe sanitaire par la voie règlementaire validée par le Conseil d’Etat à titre temporaire » , un article d’Eve Derouesné et Anna Stefanini-Coste
29 juillet 2021

Le Conseil d’Etat avait été saisi le 20 juillet 2021 de plusieurs référés suspension et liberté par des acteurs des secteurs du loisir et de la culture contre le décret n° 2021-955 du 19 juillet 2021 prescrivant les mesures générales à la gestion de la sortie de la crise sanitaire et qui a élargi l’obligation de présenter un passe sanitaire dans les établissements de loisirs et de culture, en modifiant l’article 47-1 du décret n° 2021-699 du 1er juin 2021.

Ces requêtes ont été rejetées par les ordonnances du 26 juillet 2021 n° 454754 et n° 454792-454818.

Les requérants considéraient que le décret du 19 juillet 2021 méconnaissait le 2° du A du II de l’article 1er de la loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 en fixant le seuil de présentation du passe sanitaire à 50 personnes et en l’étendant à de nombreux lieux.

Ils estimaient également que le décret portait atteinte au principe de sécurité juridique en ce qu’il ne prévoyait pas de période transitoire avant son entrée en vigueur.

Les ordonnances rendues par le Conseil d’Etat sont l’occasion de rappeler l’existence d’un pouvoir général de police du premier ministre notamment en cas de circonstances exceptionnelles (I) mais conduisent à s’interroger sur la hiérarchie des textes et la notion de sécurité juridique en période de circonstances exceptionnelles (II).

I – Le rappel du pouvoir de police administrative générale détenu par le premier ministre, notamment en cas de circonstances exceptionnelles

Le Conseil d’Etat a considéré que le premier ministre disposait de pouvoirs de police administrative propres qui lui permettaient d’édicter des mesures de police applicables à l’ensemble du territoire et qui fondaient en l’espèce, les mesures relatives adoptées par décret pour l’extension du périmètre de l’exigence du passe sanitaire, « en particulier en cas de circonstances exceptionnelles, telle une épidémie avérée, à l’instar de celle de la COVID-19 » comme le relève le Conseil d’Etat et malgré l’existence d’un régime législatif spécifique dans la mesure où ce dernier « ne permet pas de répondre à une situation d’urgence (…), en particulier dans l’intervalle nécessaire à l’adoption d’un nouveau cadre législatif ».

En effet, la jurisprudence reconnaît de manière constante l’existence d’un pouvoir de police administrative propre au premier ministre, en dehors de toute habilitation et en vertu de ses pouvoirs propres (CE, 8 août 1919, Labonne, Lebon, page 737).

L’existence de ce pouvoir a été confirmé sous la Vème République (CE, 24 juillet 2019, Ligue de défense des conducteurs, n° 42.1603. Le Conseil Constitutionnel, dans une décision n° 2000-434 du 20 juillet 2020 a jugé que l’article 34 de la Constitution ne prive pas le chef du gouvernement des attributions de police générale qu’il exerce en vertu de ses pouvoirs propres. Mais ce pouvoir de police présente alors un caractère subsidiaire pour parer à un vide juridique et à l’urgence et lorsque le législateur est intervenu dans un domaine, il incombe au premier ministre d’exercer son pouvoir de police générale sans méconnaître la loi ni en altérer la portée (CE, 13 mars 2017 Association sensibilisation, n° 391499).

Ce sont également ces circonstances qui ont conduit le Conseil d’Etat à admettre manifestement une articulation singulière entre la loi et le décret et à considérer qu’il n’était pas porté atteinte au principe de sécurité juridique.

II – Une articulation singulière de la loi et du décret et une interprétation souple de la sécurité juridique justifiées par l’urgence sanitaire

Les ordonnances du Conseil d’Etat conduisent également à s’interroger sur l’articulation entre la loi et le décret.

En effet, classiquement, le décret est un texte d’application de la loi qui vient préciser les grands principes arrêtés par la loi.

Pourtant, en l’espèce, il semble que l’on assiste à une sorte d’inversion temporaire entre la loi et le décret, ce dernier intervenant avant la première, au motif qu’il faut permettre au gouvernement d’aller vite et d’être en mesure de réagir à l’urgence et alors même que certaines des mesures édictées par le décret auraient dû faire l’objet d’une loi (comme le fait d’abaisser le seuil à 50 personnes, alors que la loi du 31 mai 2021 ne permettait l’exigence du passe sanitaire que pour les grands rassemblements).

Ce phénomène avait déjà été constaté lors de l’instauration du premier confinement généralisé qui avait conduit à l’adoption du décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 portant règlementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus COVID-19, interdisant les déplacements. C’est postérieurement qu’était intervenu un texte de rang législatif, en l’occurrence la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19, modifiant la partie législative du code de la santé publique pour permettre par décret les restrictions à la circulation des personnes.

En l’espèce, la position du décret apparaît à nouveau singulière car même si le Conseil d’Etat justifie la légalité du décret du 19 juillet 2021 par le pouvoir général  de police administrative du premier ministre, le Conseil d’Etat considère le décret comme un outil provisoire permettant au gouvernement de gérer l’urgence et souligne, pour justifier la légalité du décret, que « les mesures prévues par le décret n’auront qu’une application brève, au maximum d’une douzaine de jours après la date de l’audience » et relève que « doit intervenir à très court terme une modification de la loi du 31 mai 2021 rendant caduque l’application du décret litigieux ».

Les ordonnances du Conseil d’Etat admettent ainsi que le décret peut être le moyen d’édicter une législation temporaire dans l’attente de l’adoption d’une loi pour faire face à l’urgence d’agir dans des circonstances exceptionnelles.

De même, est justifiée par les circonstances exceptionnelles l’atteinte portée à la sécurité juridique résultant de l’application immédiate, dès le lendemain de la publication du décret du 19 juillet 2021, sans mesures transitoires du passe sanitaire et sans délai (et ce contrairement à la jurisprudence du Conseil d’Etat relative à la sécurité juridique et à l’entrée en vigueur des décrets : voir CE, 8 juillet 2008, n° 317937 qui a jugé que l’entrée en vigueur immédiate d’un décret portant sur la préparation des opérations électorales relatives au prochain renouvellement des conseillers de prud’hommes n’était pas  de nature à porter atteinte au principe de sécurité juridique en raison du délai séparant la publication du texte et la tenue des élections qui était de 6 mois).

La loi relative à la gestion de la crise sanitaire adoptée par l’assemblée nationale la nuit du 25 au 26 juillet 2021, qui selon le Conseil d’Etat rendra caduque le décret du 19 juillet 2021, a été déférée au Conseil Constitutionnel qui se prononcera le 5 août 2021. Il sera utile d’examiner quelle sera sa position sur l’atteinte aux différentes libertés générées par le passe sanitaire et qui était également soulevée par les requérants des référés rejetés par le Conseil d’Etat le 26 juillet 2021.

Rédigé par

Eve Derouesné ASSOCIÉE

Anna Stefanini-Coste Counsel

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