Analyse Juridique | Public des Affaires
« Devoir de conseil des entrepreneurs en bâtiment » , un article de Pierre Le Breton et Chloé Douce
26 septembre 2022

Publié dans le Journal du Management juridique n°89 – Juillet/Août 2022

Hommage au Professeur Georges LIET-VEAUX, (1920-2015)

Agrégé des facultés de droit, Professeur honoraire au Conservatoire national des arts et métiers,

 

Lié au maître d’ouvrage par un contrat privé de louage d’ouvrage qui, par, essence, comporte des « obligations » à la charge, notamment, de l’entrepreneur en bâtiment (confer article 1101 du code civil),  lui imposer, en sus, un impératif de conscience, un « devoir » et « de conseil », par surcroît, semble relever d’une gageure, alors que celui-ci est, d’abord et avant tout, en application du Titre II – « Devoirs professionnels – Devoirs envers les Clients » du Code de déontologie des architectes, l’apanage de ses derniers. Par ses prérogatives, l’architecte (du grec arkhitektôn) est placé au-dessus des ouvriers, il est au sens étymologique du terme, le « constructeur en chef » (arkhi : « en chef » et tektôn : « constructeur »).

Jadis, s’agissant des marchés privés de travaux, la Cour de cassation opérant une parfaite distinction entre « obligation » contractuelle et « devoir » professionnel, (Confer 3ème chambre civile, 23 avril 1969) a ainsi estimé, pour le partage de responsabilités entre constructeurs, que, si la compétence d’un architecte est, en principe, supérieure à celle d’un simple entrepreneur, cette circonstance ne saurait dispenser ce dernier, « avant même de commencer les travaux », d’attirer l’attention de l’architecte « sur les défauts et obstacles qui l’empêcheraient de mener à bien sa tâche ».

En cela, considérant le rôle effectif et respectif de chaque constructeur, la Cour de cassation n’a pas sanctionné l’entrepreneur au titre d’un « devoir de conseil », mais à raison de l’obligation qui pesait sur lui « d’aviser » l’architecte de difficultés prévisibles, dans la réalisation des travaux.

Les temps ont changé. Désormais, en raison de leurs compétences et de leur spécialisation professionnelle, un « devoir de conseil » pèse désormais sur tous les locateurs d’ouvrage, et notamment sur l’architecte qui « doit concevoir un projet réalisable » (Cass. 3e civ., 25 févr. 1998, no 96-10.598, Publié au Bulletin). Ce devoir concerne également l’entrepreneur, mais, parfois, de manière moins absolue (Cass. 3e civ., 22 novembre 1989, n°88-11.188). Dans le cas d’espèce, il n’appartenait pas à l’entrepreneur de s’enquérir si les travaux projetés intéressaient un établissement classé dès lors que le dossier ne comportait aucune référence précise à la réalisation d’un tel ouvrage.

Par des mutations jurisprudentielles excessives, le devoir de conseil est aujourd’hui galvaudé, en ce sens que le devoir et l’obligation ont, contre le sens des mots, un rang identique.

L’utilisation d’un terme à la place de l’autre conduit, ainsi, un entrepreneur à s’acquitter d’une « obligation d’information et de conseil » (Cass. 1ère civ.,20 juin 1995, n° 93-15.801, Publié au bulletin). Cet amalgame troublant soulève donc la question de la notion du devoir et/ou de l’obligation de conseil de l’entrepreneur (Pour la confusion de ces deux expressions, confer notamment : Cass. 3e civ., 21 déc.1982, n° 81-15.005, Publié au bulletin).

Dès 1969, la Cour de cassation pose le principe qu’un entrepreneur du bâtiment, est tenu non seulement de « fournir un travail de qualité, mais encore des conseils éclairés » (Cass. 3e civ., 30 mai 1969, Publié au bulletin). L’obligation de prodiguer des conseils éclairés est alors accessoire à l’obligation essentielle d’exécuter des travaux de qualité.

En effet, l’évocation d’un manquement au devoir de conseil reste accessoire dès lors que, au principal, des défauts de pose et un manquement aux règles de l’art sont constatés (Cass. 3e civ., 30 mars 1989, N° 87-18.713).

Le devoir dit « de conseil » de l’entrepreneur « s’étend notamment aux risques présentés par la réalisation de l’ouvrage envisagé, eu égard, en particulier à la qualité des existants sur lesquels il intervient et qui doit éventuellement l’amener à refuser l’exécution des travaux » (Cass. 3e civ., 15 déc. 1993, no 92-14.001). Dans le même sens, il avait été précédemment jugé que l’entrepreneur devait « refuser le marché » s’il en savait « la réalisation correcte impossible » (Cass. 3e civ., 13 juin 1973, n° 71-11675).

S’il existe ou existait une différence de sens évidente entre, d’une part, le devoir, issu de la morale ou de la bienséance et, d’autre part, l’obligation, dérivant de l’autorité de la loi ou du contrat, cette distinction n’est plus vérifiée dans la jurisprudence judiciaire, à la différence de la jurisprudence administrative plus scrupuleuse qui, logiquement, sanctionne un architecte sur le fondement de son « devoir de conseil » (Conseil d’État, 10 décembre 2020, N° 432783, mentionné dans les tables du recueil Lebon) et un maître d’œuvre en visant son « obligation de conseil » (Conseil d’État, 7ème et 2ème SSR, 28 janvier 2011, N°330693 mentionné dans les tables du recueil Lebon). La responsabilité de l’entrepreneur étant généralement recherchée sur la base des prescriptions du marché public de travaux et/ou, pour la garantie décennale, le fondement des principes dont s’inspirent les articles 1792 et 2270 du code civil.

 

Avant même la réforme du droit des contrats consacrée par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, le devoir de conseil des entrepreneurs en bâtiment s’est inscrit dans le prolongement de l’obligation précontractuelle de renseignement et de l’obligation d’information. Il consiste, pour l’entrepreneur professionnel à orienter le maître d’ouvrage profane, après l’avoir informé sur la nature de son intervention, sur les choix techniques, les conséquences et les risques desdits choix.

L’entrepreneur ne pourra ainsi se limiter à délivrer des informations génériques. Il doit personnaliser l’information délivrée en tenant compte de la configuration des lieux ou des besoins et attentes du maître d’ouvrage. Cela implique qu’il doit se renseigner sur la destination du local dans lequel il doit exécuter les travaux pour aviser le maître d’ouvrage des précautions à prendre (Cass. 3e civ., 3 novembre 2011, N° 09-13.575) ou s’enquérir de l’emplacement de la limite séparative du fonds sur lequel il était chargé d’édifier un mur (Cass. 3e civ., 11 juillet 2012, 11-15.459). Il ne peut se contenter des renseignements imprécis fournis par le client pour effectuer sa prestation (Cass. com., 29 oct. 1973, n° 72-12.225, Publié au Bulletin).

Avant le début des travaux, il implique de « renseigner le maître d’ouvrage sur la faisabilité de ceux-ci et sur l’inutilité d’y procéder si les mesures, extérieures à son domaine de compétence, nécessaires et préalables à leur exécution ne sont pas prises » (Cass. 3e civ., 24 sept. 2013, n° 12-24.642) ou sur le choix du terrain (Cass. 3e civ., 26 oct. 2005, n° 04-16.405, Publié au Bulletin). Il doit également s’assurer que le devis estimatif qu’il établit est en concordance avec la construction autorisée par le permis de construire (Cass. 3e civ., 2 oct. 2002, n° 99-12.925, Publié au Bulletin).

Ce devoir de conseil envers le maître de l’ouvrage est dû, peu important notamment que les travaux aient été prescrits par un expert judiciaire (Cass. 3e civ., 11 mars 2015, nos 13-28.351 et 14-14.275, Publié au bulletin) ou arrêtés avec l’assistance d’un maître d’œuvre (Cass. 3e civ., 11 févr. 1998, n° 96-12.228, Publié au Bulletin). Et il doit être observé que si l’entrepreneur spécialiste a, dans son domaine d’intervention des connaissances techniques supérieures à celles du maître d’œuvre, il est redevable d’un devoir de conseil impliquant la vérification et le contrôle des plans de l’architecte (Cour d’appel de Paris, Chambre 23 section A, 7 mai 2003).

En dehors des conseils prodigués au maître d’ouvrage, l’entrepreneur est débiteur d’un devoir de conseil envers les autres entrepreneurs. En effet, la Cour de cassation a pu établir que les entrepreneurs étaient tenus d’un devoir de conseil entre eux, dès lors que le travail de l’un dépendait du travail de l’autre (Cass. 3e civ., 31 janv. 2007, n° 05-18.311, Publié au Bulletin).

Pour conclure, il est à observer que ce devoir d’un absolutisme apparent reste heureusement limité en ce sens que l’intensité du devoir de conseil dépend notamment des circonstances. Il est en effet admis que « l’obligation de conseil ne s’applique pas aux faits qui sont de la connaissance de tous » (Cass. 3e civ., 6 mars 2002, n° 99-20.637).

La jurisprudence judiciaire distingue également le cas où le maître d’ouvrage est professionnel de celui où le « maître » du Code civil (Confer article 1794) est profane.

L’immixtion du maître de l’ouvrage ou son acceptation des risques peut, dans certains cas, avoir pour effet d’écarter ou d’atténuer la responsabilité de l’entrepreneur. Tel est le cas, lorsque le maître de l’ouvrage s’affranchit des prescriptions de l’entrepreneur pour demander une modification de l’implantation de deux escaliers au mépris de ses engagements (Cass. 3e civ., 28 janv. 2021, n° 20-13.242). De même, l’entrepreneur ne pourra être considéré entièrement responsable de la faute commise dans l’exécution de son obligation de conseil dès lors que les maîtres de l’ouvrage, professionnels dans le domaine de la construction, avaient voulu des projets de départ incomplets, qu’ils étaient constamment présents sur le chantier, avaient recruté du personnel et participé eux-mêmes aux travaux (Cass. 3e civ., 8 juin 2010, n° 09-15.276).

Sur le terrain probatoire, il est imposé aux entrepreneurs du bâtiment de rapporter la preuve qu’ils ont bien respecté leur devoir de conseil. La Cour de cassation refuse de faire peser la charge de la preuve sur le maître d’ouvrage (Cass. 3e civ., du 4 mai 1976, 74-14.119, Publié au Bulletin).

Cette jurisprudence a été consacrée au quatrième alinéa de l’article 1112-4 du Code civil selon lequel « il incombe à celui qui prétend qu’une information lui était due de prouver que l’autre partie la lui devait, à charge pour cette autre partie de prouver qu’elle l’a fournie ».

 

Enfin, le manquement au devoir de conseil des entrepreneurs en bâtiment n’est pas, pour les maîtres d’ouvrage, un palliatif de secours pour l’application de la garantie décennale dès lors que les désordres constatés ne mettent pas l’immeuble en péril et ne rendent pas les ouvrages impropres à leur destination (Cass. 3e civ., 31 oct. 1989, N° 88-14.460).

Rédigé par

Pierre Le Breton Associé

Chloé Douce AVOCAT

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