Universitaire reconnu et récompensé pour ses travaux sur l’interaction humain-machine, membre engagé de la prestigieuse ACM (« Association for Computing Machinery » – la plus importante société savante d’envergure internationale dédiée à l’informatique), Michel Beaudouin-Lafon s’intéresse au métavers, et invite à mesurer ses impacts qui, loin d’être virtuels, seront bien réels, selon lui. Pour la Lettre du DPO, le Professeur Beaudouin-Lafon revient en détail sur son parcours engagé et livre sa vision sur l’avenir de cette évolution du web ainsi que son incidence sur la société, qu’il appelle à ne pas laisser en dehors du droit.
Quel est votre parcours, et qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser au numérique ainsi qu’à la donnée ?
« Après une école d’ingénieur en informatique, je me suis lancé dans une thèse, au sein de l’Université Paris-Sud (Paris-Saclay) où j’enseigne toujours. Pendant cette thèse, j’ai découvert les aspects fondamentaux de l’interaction humain-machine (« IHM »), dont j’ai fait mon domaine de recherche pour le reste de ma carrière, et qui m’a amené à m’intéresser à la conception ainsi qu’au développement des outils numériques en prenant en compte leurs impacts sociétaux et éthiques. L’IHM est une discipline qui est le point de rencontre entre la technologie et l’humain. Ce qui m’intéresse est de chercher à concevoir des systèmes les mieux adaptés aux besoins des utilisateurs et surtout aux capacités humaines, et pas uniquement dirigés par ce que peut faire la machine. Pour y parvenir, le rôle de la donnée est important, car elle permet aux concepteurs d’outils numériques de tenter de mieux comprendre les usages, et peut-être aussi les besoins, des utilisateurs. Mon intérêt pour la donnée s’explique ainsi. »
Quelles sont vos responsabilités et projets actuels à ce sujet ?
« Tout d’abord, je commence par mes responsabilités. Au niveau national, j’ai dirigé le département STIC (Sciences et Techniques de l’Information et de la Communication) de l’Université Paris-Saclay et, depuis mars 2022, je suis directeur adjoint du LISN (Laboratoire Interdisciplinaire des Sciences du Numérique, commun à Paris-Saclay, le CNRS, CentraleSupélec et Inria). Enfin, je suis aussi responsable du projet « Continuum », un réseau national d’équipements de visualisation de données (« visual analytics » en anglais) financé par le PIA (Plan d’Investissement d’Avenir) ; ce projet a pour objet de répondre à la problématique que posent les machines de plus en plus puissantes qui collectent et génèrent des volumes de données si importants qu’ils en devient très difficile de les visualiser : en travaillant sur ce que j’appelle un « macroscope numérique », qui est un outil permettant de « voir » ces données, nous préparons des solutions qui permettront d’appréhender ces données, et de les rendre ainsi exploitables. Au niveau international, je suis engagé au sein de l’ACM (« Association for Computing Machinery »), la plus importante société savante d’envergure internationale dédiée à l’informatique, et j’y exerce la responsabilité de vice-president du « Technology Policy Council », ayant à ce titre pour mission d’informer les décideurs et responsables politiques sur les enjeux et les dangers des technologies numériques. Dans ce contexte, je me suis beaucoup intéressé au RGPD, et je m’intéresse actuellement aux impacts économiques, sociétaux et politiques qu’aura le métavers. Ensuite, pour vous parler de mes projets, j’en évoquerai deux en lien avec le métavers : j’ai été lauréat d’un financement européen octroyé par l’ERC (« European Research Council ») pour un projet de recherche lié au futur de nos interfaces d’utilisation du numérique, et je co-dirige un projet exploratoire national appelé eNSEMBLE sur le futur de la collaboration numérique. Les concepts que j’y développe peuvent tout à fait s’appliquer au métavers. Par exemple, alors que dans le monde physique nous savons facilement utiliser les objets de manière détournée (pour un usage autre que celui prévu par son concepteur), tel n’est pas le cas dans le monde numérique. Nous cherchons donc à ouvrir le champ des possibles, ce qui implique davantage d’interopérabilité, laquelle va exiger un accès plus ouvert aux données et inévitablement un décloisonnement des « jardins privés » dans lesquels les entreprises du numérique nous enferment. »
Quel est votre vision d’avenir sur le numérique, et plus précisément sur le métavers ?
« On peut expliquer l’engouement en faveur du métavers essentiellement pour trois raisons à mon avis. Tout d’abord, parce que les géants du numérique (particulièrement Facebook, d’ailleurs renommée « Meta » pour l’occasion) cherchent un relais de croissance et croient l’avoir trouvé en rendant plus immersive l’utilisation du numérique, et communiquent à grands frais pour promouvoir leurs investissements en la matière. Ensuite, ces mêmes sociétés veulent créer un nouveau marché en décuplant le nombre de données collectées qui seront, ensuite, monétisées. Enfin, le métavers est une voie facile, et donc tentante, d’existence pour tous ceux qui préfèrent se réfugier derrière un avatar plutôt que de vivre en affrontant la réalité ; si cet écran technique peut être un outil précieux dans certaines thérapies, et permettre à quelques-uns (des personnes handicapées, par exemple) de s’affranchir du regard réprobateur des autres, il peut aussi servir de masque à d’autres pour s’abandonner sauvagement à leurs pires pulsions (agressions sexuelles, verbales, etc.) via leur avatar, sans parler des arnaques liées notamment aux NFT. À mon avis, il faut impérativement appliquer, dans le métavers, les mêmes règles que celles qui ont cours dans le monde physique, car, indéniablement, le métavers aura des impacts réels sur la vie des gens.»