La technologie blockchain dans l’écosystème agricole : un mariage plein d’avenir ! (1)
La « blockchain » est couramment définie comme étant « une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée et fonctionnant sans organe central de contrôle ». (2)
Révélée au public à travers la propagation des crypto-monnaies caractérisant l’une des applications possibles de la technologie blockchain, cette dernière s’est propagée au travers d’une multitude d’applications, dont les usages sont habituellement classés selon les trois catégories suivantes :
– Les applications de transfert d’actifs ;
– Les registres : elle assure ainsi une meilleure traçabilité des produits et des actifs ;
– Les smart contracts : il s’agit de programmes autonomes qui exécutent automatiquement les conditions et termes d’un contrat, sans nécessiter d’intervention humaine une fois démarrés.
Des expériences pilotes aux potentielles révolutions, les applications qui se nourrissent de la technologie blockchain font aujourd’hui leurs preuves dans de nombreux secteurs d’activités et sont désormais bien ancrées dans l’écosystème agricole (I). Contrairement à une idée reçue, il est possible de recourir aux textes existants pour encadrer certains usages de cette technologie (II).
1. La pertinence de la technologie blockchain dans l’écosystème agricole
La technologie blockchain comme outil de maîtrise des données agricoles. Dans un monde ayant toujours généré une multitude d’informations précises sur son activité (météo, rendement, état du cheptel et/ou des parcelles…), l’utilisation de la technologie blockchain dans des applications permettant le stockage et le partage de l’information semble plus que pertinente pour tenter d’apporter une réponse aux défis actuels que rencontre l’agriculture (écologie, compétitivité, etc.).
Un gage de traçabilité, clé de voûte de la supply chain agricole. La technologie blockchain peut être utilisée comme base de données contenant l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs (producteurs, transformateurs et distributeurs) depuis sa création. Appliquée au secteur agricole, la blockchain peut permettre de stocker les informations relatives au produit et permet au consommateur, par une simple lecture, de retracer la chaine d’approvisionnement du produit, à savoir : sa provenance, le mode de production, la présence d’OGM, etc. Cette traçabilité garantit une transparence sur le circuit suivi par les produits, du champ jusqu’au rayon de supermarché pour (i) une gestion renforcée des risques en cas de contamination et (ii) favoriser une réelle concurrence en réduisant l’asymétrie d’informations entre les consommateurs (qui auront désormais tous accès aux données clés d’un produit et pourront correctement le comparer avec les produits rivaux). Cette application a par exemple déjà été utilisée par l’université de Wageningen pour le raisin de table biologique sud-africain. (3)
[Les « smarts farms » : un système de production innovant.] La technologie blockchain peut également être utilisée pour inscrire des données collectées par des capteurs installés dans un champ avec des droits de partage réservés aux acteurs concernés (assurances, actionnaires…). L’association des IOT à la technologie blockchain permet ainsi de surveiller l’environnement de l’exploitation (croissance des cultures, taux d’humidité, température…) et d’assurer une meilleure prise de décision de l’agriculteur. En pratique, la multiplication des opérations liées à ces capteurs sécuriserait le déroulement des contrats auxquels l’agriculteur est partie.
Les « smart contracts » : un paiement automatisé pour un financement plus efficace. Les smart contracts permettent l’automatisation d’un paiement sous certaines conditions prédéfinies. En pratique, cela permettrait de déclencher des transactions entre agriculteurs et acheteurs dès la livraison des récoltes. C’est la start-up AgriDigital qui a réalisé la première transaction de blé via blockchain pour simplifier les paiements céréaliers. (4) A titre d’exemple, un « smart contract » pourrait prévoir le versement d’une indemnité automatique dans un laps de temps après une période de sécheresse, sans nécessiter l’intervention d’un expert, sur la base des informations collectées par les capteurs.
Les registres de plantes et de terres contre la défaillance des registres fonciers dans les pays en développement. La blockchain, en tant que registre à la fois transparent et sécurisé, intéresse plusieurs pays pour y héberger leur système de cadastre (5) . A titre d’exemple, au Ghana où près de 90 % des terres rurales ne sont pas enregistrées dans une base de données, l’ONG Bitland travaille donc à enregistrer les titres de propriété sur une blockchain et à résoudre les conflits fonciers. De la même manière, le gouvernement du Honduras a fait appel à Epigraph pour répertorier la totalité de son territoire sur la blockchain bitcoin afin de couper court à la fraude aux titres de propriété (6).
2. Les blockchains agricoles : des applications saisies par le droit
Si les bénéfices de la blockchain dans le monde agricole sont vastes, il faut toutefois être conscient des risques liés aux applications créées sur le schéma de blockchains essentiellement privées (A), technologie aujourd’hui déjà encadrée, contrairement aux idées reçues, par le cadre juridique existant (B).
A_ Les risques liés à l’utilisation de blockchains privées ou hybrides dans l’écosystème agricole
Les blockchains privées : des objectifs antinomiques. On distingue habituellement les trois (3) types de blockchain suivantes :
– les blockchains publiques, esprit originel de la technologie blockchain, sont ouvertes à tous les participants et dans lesquelles tout utilisateur peut enregistrer des opérations ou participer à leur validation ;
– les blockchains privées (7) dont l’accès et l’utilisation sont restreints aux acteurs précisément identifiés, et sont sous le contrôle d’un seul organisme qui maîtrise le processus d’approbation ;
– les blockchains hybrides, ou de consortium, qui sont des blockchains ouvertes au public, mais avec présélection des informations rendues accessibles. Les droits des utilisateurs diffèrent et la validation des blocs est effectuée selon des modalités prédéfinies.
Dans l’écosystème agricole, la majeure partie des applications se basent sur un système de blockchain privée. Cette forme d’extranet sécurisé présente des avantages en termes de confidentialité des données et donc de protection du secret des affaires, mais dénature le concept originel de la technologie blockchain puisque la confiance ne procède plus de l’effet de réseau mais repose sur la gouvernance du système pour un seul acteur. Ainsi, une seule et même organisation peut limiter les permissions d’entrée, de lecture, d’écriture, et de diffusion des données dans une blockchain privée, vidant ainsi de sa substance les principales caractéristiques de la technologie de blockchain, à savoir la décentralisation et la transparence et créant ainsi un risque de censure.
La blockchain privée pourrait être un danger pour la libre concurrence. La technologie blockchain pourrait bouleverser les marchés, et entrainer un rapprochement entre les acteurs de l’agriculture et du secteur digital, renforçant des avantages concurrentiels et les positions de dominance, notamment dans l’hypothèse où des opérateurs privés à la tête d’une blockchain n’assureraient qu’un accès discriminatoire aux données qui y sont enregistrées. L’État a un rôle à jouer en matière de veille et de stratégie, pour anticiper au mieux ces évolutions et adapter le cadre réglementaire en conséquence. L’Autorité de la concurrence doit également se montrer vigilante en sanctionnant, sans indulgence, les auteurs d’actes anticoncurrentiels prenant leur source dans la détention massive ou l’utilisation dévoyée de données.
La sécurité des transactions affaiblie par la blockchain privée. Bien que la sécurité soit probablement la caractéristique de la technologie blockchain la plus mise en avant, ses applications ne sont pas pour autant exemptes d’un certain nombre de risques. D’une part, comme tout mot de passe, la clé privée, qui atteste de l’identité de l’utilisateur se connectant à la blockchain, peut être perdue, volée, ou usurpée. D’autre part, la robustesse des smart contracts pourraient être remise en cause par l’inexactitude des données qui déclenchent leur exécution. Dans le domaine de l’agriculture, force est de constater que l’enregistrement d’une donnée erronée au sein de la chaine d’approvisionnement, pourrait avoir des conséquences dramatiques en matière de sécurité alimentaire.
L’absence de réglementation spécifique. Soucieux de ne pas voir se développer la technologie blockchain en dehors de tout cadre juridique, les pouvoirs publics n’ont pas tardé à s’en emparer. La première consécration légale est intervenue en France dans l’ordonnance du 28 avril 2016 à propos des minibons de caisse : « Dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant l’authentification de ces opérations, dans des conditions notamment de sécurité, définies par décret en Conseil d’État » . (8) Le législateur n’a toutefois pas établi, pour le moment, de cadre juridique de portée générale pour encadrer la technologie blockchain. Dans cette attente, l’encadrement juridique de la gouvernance peut résulter (i) du règlement intérieur de l’organisme utilisant cette technologie et (ii) du cadre juridique existant.
B_ La régulation de la technologie blockchain par le cadre juridique existant
1. La protection des données à caractère personnel
Un cadre de protection des données à caractère personnel désormais doté de sanctions dissuasives. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) applicable depuis le 25 mai 2018 et la loi dite « Informatique et Libertés » modifiée (la « Réglementation Informatique et Libertés ») s’appliquent aux données à caractère personnel contenues dans une Blockchain, à savoir (i) l’identifiant des participants qui disposent d’une clé permettant d’assurer l’identification de l’émetteur et du destinataire d’une transaction et (ii) des données complémentaires, inscrites « dans » une transaction (titre de propriété, emplacement du champ, type de culture, etc) qui peuvent permettre d’identifier des personnes physiques de manière indirecte.
Sur la base de cette distinction, il convient d’appliquer la grille d’analyse habituelle de la Règlementation Informatique et Liberté. Il convient dès lors de procéder à l’identification du responsable de traitement, la mise en place de garanties appropriées, le respect de l’obligation de sécurité, la durée de conservation des données etc. A titre d’exemple, les développeurs de « smart contract » qui traitent des données à caractère personnel pour le compte des parties (par exemple l’agriculteur et l’assureur) et les éditeurs de logiciels mettant en œuvre la technologie de blockchain peuvent a priori être qualifiés de sous-traitant ou de responsables conjoints au sens du RGPD, selon leur degré d’intervention dans le traitement, et le contrat liant les différentes parties doit donc contenir les dispositions de l’article 26 ou 28 du RGPD. A ce titre, la CNIL a publié ses premières recommandations en la matière, pour se « rapprocher » d’une conformité au RGPD (9).
2. La protection des données à caractère non personnel
Le contenu de la blockchain. Une blockchain constitue, par extension, un ensemble structuré de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. Cette définition répond à la notion d’une base de données, et peut ainsi être protégée au titre du droit sui generis du producteur de base de données (article L341-1 du code de la propriété intellectuelle). L’autorité centrale gérant cette base de données pourrait donc choisir de les diffuser soit au moyen d’une licence de type propriétaire, afin de commercialiser les données, soit au moyen d’une licence de type libre, tout en veillant à interdire la modification des données inscrites dans la base afin de renforcer la sécurité alimentaire.
La technologie blockchain saisie par le droit des contrats. Il convient de relever que les transactions, qu’elles soient monétaires ou non, réalisées dans le cadre des blockchain peuvent être régies par le Code civil modifié par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, spécialement en ce qui concerne les contrats, la preuve et la signature électroniques mais aussi le règlement européen sur l’identification électronique et les services de confiance dans les transactions électroniques (eIDAS) (10) entré en vigueur le 1er juillet 2016 qui régit les services d’horodatage – services fondamentaux dans les blockchains dans la mesure où les blocs de transactions sont conservés dans un ordre chronologique et assurent la traçabilité des opérations validées.
Les méthodes d’analyse de risques au service de la technologie blockchain. Les prestataires de services de confiance (PSCo) ayant l’obligation de prendre des mesures de sécurité, qu’elles soient techniques ou organisationnelles, il ne suffit donc pas, de prétendre qu’une blockchain agricole est infaillible ou infalsifiable pour garantir sa sécurité. Les éditeurs comme IBM fournissant aux chaines telles que Carrefour une technologie s’appuyant sur la blockchain peuvent donc procéder à une analyse de risques conformément à une méthode éprouvée en pratique telles que ISO 27005 ou EBIOS.
La mise en place d’un système de certification ? Enfin, pour accroître la confiance des utilisateurs, les parties à l’initiative d’une blockchain agricole pourraient aller vers un système de certification et de label qui serait pour les consommateurs un gage de transparence et de confiance.
(1) Pour une meilleure compréhension, l’objectif de ce kpratique n’étant pas de détailler l’utilisation technique de la technologie blockchain, le lecteur est invité à consulter le rapport intitulé « LES ENJEUX TECHNOLOGIQUES DES BLOCKCHAINS (CHAÎNES DE BLOCS) » enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale et du Sénat le 20 juin 2018.
(2) Définition de Blockchainfrance disponible à l’adresse suivante : https://blockchainfrance.net/decouvrir-la-blockchain/c-est-quoi-la-blockchain/
(3) Ge L., Brewster C., Spek J., Smeenk A., Top J., 2017, Blockchain for Agriculture and Food, findings from a pilot study.
(4) http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/Analyse_1401907.pdf
(5) Pour rappel, un cadastre est un document qui recense l’état de la propriété foncière sur le territoire.
(6) Tripoli M., Schmidhuber J., 2018, Emerging Opportunities for the Application of Blockchain in the Agri-food Industry, FAO and ICTSD.
(7) Concrètement, une application fonctionnant sur une blockchain privée ne semble guère différente pour l’utilisateur d’une application ordinaire. Une fois connecté avec sa clé privée, il scannera par exemple un code barre ou une radio-étiquette, validera une transaction sur son smartphone, consultera sur son PC les données transmises par ses correspondants… La seule différence sera que chacun de ces gestes, chacune de ces informations, seront enregistrés et traçables, irréfutables.
(8) C. mon. fin., art. L. 223-12
(9) https://www.cnil.fr/sites/default/files/atoms/files/la_blockchain.pdf
(10) RÈGLEMENT (UE) No 910/2014 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 23 juillet 2014 sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur et abrogeant la directive 1999/93/CE.
Rédigé par
Matthieu Bourgeois ASSOCIÉ
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Lisa Bataille AVOCAT
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