Analyse Juridique | Public des Affaires
Le Conseil d’Etat confirme l’acception stricte de la qualification de Marché Public de Défense et de Sécurité
30 juin 2021

A quelques jours de l’entrée en vigueur d’une nouvelle version de l’instruction générale interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale (« Instruction 1300 ») ainsi que de l’instruction ministérielle n°900 sur la protection du secret et des informations diffusion restreinte et sensibles (« Instruction 900 »)[1], qui apportent des précisions sur la mention « diffusion restreinte », une rétrospective sur la solution rendue par le Conseil d’Etat en date du 4 février 2021, société Osiris Sécurité Run, req. n° 445396, peut utilement être opérée.

L’affaire en cause dans l’arrêt du 4 février 2021 a offert une nouvelle opportunité pour le Conseil d’Etat de se prononcer sur le périmètre des marchés de défense et de sécurité (« MPDS »).

Si ces occasions sont rares, les solutions récentes de la haute juridiction traduisent une tendance au resserrement de la qualification en MPDS. Tel a été le cas dans l’arrêt du 18 décembre 2019, société Sunrock, req. n° 431696, dans lequel le Conseil d’Etat avait exclu la qualification de MDPS à propos d’un marché portant sur la fourniture de pistolets semi-automatique calibre 9×19 mm et de leurs étuis, destinés au dispositif de contrôle et de surveillance des affaires maritimes (voir notre commentaire de cet arrêt dans KPratique, lundi 27 janvier 2020 et  a contrario pour un cas dans lequel la qualification en MPDS a été validée : Conseil d’Etat, 24 mai 2017, Société Techno logistique, req. n° 405787).

Cette tendance au resserrement ressort également de l’arrêt du Conseil d’Etat du 4 février 2021, société Osiris Sécurité Run. Le Conseil d’Etat devait se prononcer sur l’acception à retenir de la quatrième catégorie de MPDS, identifiée à l’article L. 1113-1 du code de la commande publique, aux termes duquel : « Un marché de défense ou de sécurité est un marché conclu par l’Etat ou l’un de ses établissements publics et ayant pour objet : (…) / 4° Des (…) travaux et services destinés à la sécurité et qui font intervenir, nécessitent ou comportent des supports ou informations protégés ou classifiés dans l’intérêt de la sécurité nationale. / (…) ».

L’objet du marché portait sur la réalisation de prestations de gardiennage, d’accueil et de filtrage de trois sites militaires à La Réunion (« le Marché »).

En première instance, saisi par la société Osiris Sécurité Run candidate évincée de la procédure de passation, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de la Réunion a d’une part, conclu à la qualification erronée du Marché en MPDS et d’autre part, a fait droit au moyen tenant à l’absence irrégulière d’allotissement du Marché, à l’origine de la lésion de la société requérante. La procédure de passation a été annulée en conséquence (ordonnance du Tribunal administratif de la Réunion, 2 octobre 2020, req. n° 200755).

Dans le cadre du pourvoi en cassation introduit à l’encontre de l’ordonnance du juge des référés, la Ministre des armées a défendu la qualité de MPDS du Marché. Elle invoquait en particulier la circonstance que l’exécution du Marché appelait des salariés du titulaire qu‘ils aient accès au système de contrôle d’accès, de détection d’intrusion et de vidéosurveillance, lequel comportait des informations marquées « diffusion restreinte ». La Ministre faisait également valoir que le Marché était qualifiable de « contrat sensible » au sens de l’article 78 de l’Instruction 1300, dont elle déduisait la nécessaire qualification du Marché en MPDS.

Enfin, la Ministre soutenait que le juge des référés du tribunal s’était à tort fondé sur la circonstance qu’aucune habilitation n’avait été demandée pour l’exécution du Marché, aux fins d’exclure la qualification en MPDS.

Ces moyens de cassation ont été écartés par la haute juridiction. Les règles du droit commun de la commande publique devaient donc s’appliquer à la procédure de passation du Marché.

1. L’accès des salariés du titulaire du Marché à des informations « Diffusion restreinte » ne suffit pas pour emporter la qualification en MPDS

Le Conseil d’Etat devait tout d’abord déterminer si les informations « diffusion restreinte » dont les salariés du titulaire devaient connaitre dans le cadre de l’exécution du Marché, s’analysaient comme des informations « protégées dans l’intérêt de la sécurité nationale » au sens du 4° de l’article L.1113-1 du code de la commande publique.

Deux types d’informations doivent être distinguées :

  • Les informations classifiées (article R. 2311-2 du code de la défense qui fixe trois niveaux de classification : Très secret défense ; Secret défense ; Confidentiel défense, auxquels se substitueront deux niveaux : Secret et Très Secret à compter du 1er juillet 2021 – voir décret n° 2019-1271 du 2 décembre 2019 relatif aux modalités de classification et de protection du secret de la défense nationale)

En application du 4° de l’article L.1113-1 du code de la commande publique, l’exécution d’un marché qui implique que le titulaire ait à connaitre d’informations classifiées dans l’intérêt de la sécurité nationale appelle la qualification en MPDS (voir à propos d’un contrat portant sur la « conception, le déploiement, la gestion de réseaux de télécommunications internet comprenant des informations classifiées » pour l’armée de l’air, pour lequel le juge valide la qualification en MPDS : TA Cergy-Pontoise, 19 nov. 2015, n° 1301855).

  • Les informations dites « Diffusion restreinte »

La « diffusion restreinte » n’est pas un niveau de classification, mais constitue une « marque de confidentialité », conformément aux dispositions de l’article 5 de l’Instruction 1300.

Cette mention « peut être apposée sur les informations et supports que l’émetteur entend soumettre à une restriction de diffusion ». Elle « a pour objet d’appeler l’attention de l’utilisateur sur la nécessité de faire preuve de discrétion dans le traitement de cette information » (article 5 de l’instruction 1300).

A la suite de sa rapporteure publique Mireille le Corre, le Conseil d’Etat a considéré dans l’arrêt commenté que l’obligation de restriction et de ne pas divulguer les informations « diffusion restreinte » concernées par le Marché, ne suffisait pas pour que ces informations soient regardées comme protégées « dans l’intérêt de la sécurité nationale ».

Est-ce à dire que toutes les informations « diffusion restreinte » ne peuvent entrer dans le champ du 4° de l’article L.1113-1 du code de la commande publique ? La lecture de l’arrêt du Conseil d’Etat conduit à répondre par la négative. 

Pour exclure la qualification d’informations protégées dans l’intérêt de la sécurité nationale, le Conseil d’Etat précise que l’existence d’informations « diffusion restreinte » n’implique « pas nécessairement que les services prévus par le marché fassent intervenir des informations protégées dans l’intérêt de la sécurité nationale ».

Le Conseil d’Etat invite donc à retenir une approche casuistique, fonction des informations en cause.

Ainsi, dans l’arrêt du 4 février 2021, le Conseil d’Etat s’est d’une part attaché à examiner la substance même des informations concernées. Les informations en cause, issues du système CADVIS (Contrôle d’accès, détection d’intrusion, vidéosurveillance), ne pouvaient pas être regardées comme protégées dans l’intérêt de la sécurité nationale.

D’autre part, et pour conforter sa première conclusion liée à l’information elle-même, le Conseil d’Etat a analysé l’environnement dans lequel les informations en cause étaient conservées. Il a alors confirmé la solution du juge des référés du tribunal qui avait retenu qu’il ne résultait pas de l’instruction « que les installations contenant des informations protégées ou classifiées bénéficiaient d’une protection spécifique par des personnels militaires ».

Reste que la solution du Conseil d’Etat ne garantit pas les acheteurs contre toute erreur de qualification. En effet, s’agissant d’une analyse casuistique, les acheteurs devront se montrer particulièrement vigilants lors de l’analyse des informations « diffusion restreinte » dont devra connaitre le titulaire, aux fins de déterminer si elles peuvent, ou non, entrer dans le champ des information protégées dans l’intérêt de la sécurité nationale.   

En outre, cette solution pourrait rétrospectivement être discutée à l’aune des nouvelles versions de l’Instruction 1300 et de l’Instruction 900, dont l’entrée en vigueur est fixée au 1er juillet 2021. En particulier, l’Instruction 1300 dispose que : « La Diffusion Restreinte (…) vise à protéger des informations et supports qu’il n’y a pas lieu de classifier mais qui présentent une sensibilité particulière, en ce que notamment ils sont susceptibles de comporter des éléments dont la consultation ou la communication porterait atteinte à l’un des secrets, autres que le secret de la défense nationale, mentionnés au 2° de l’article L. 311-5 du code des relations entre le public et l’administration » (Voir Instruction 1300 « Principes généraux », point 1.3.2 « Portée de la mention de protection « Diffusion Restreinte », qui n’est pas un timbre de classification »).

Or, au nombre des secrets mentionnés au 2° de l’article L. 311-5 du code des relations entre le public et l’administration, figurent ceux relatifs « d) A la sûreté de l’Etat, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la sécurité des systèmes d’information des administrations ; ».

Ainsi, il n’est pas déraisonnable de s’interroger sur le point de savoir si les supports et informations dont la communication porterait atteinte à l’un des intérêts visés au 2° d de l’article L. 311-5 du code des relations entre le public et l’administration, pourraient également être qualifiés comme « des supports ou informations protégés ou classifiés dans l’intérêt de la sécurité nationale ».

Sans prétendre trancher cette question, en particulier en l’absence de définition précise de ces « supports ou informations protégés ou classifiés dans l’intérêt de la sécurité nationale », il n’en demeure pas moins que cette nouvelle définition de la mention « Diffusion Restreinte » permet de considérer que le Conseil d’Etat aurait pu prononcer une solution différente à celle de son arrêt du 4 février 2021, s’il avait été saisi postérieurement à l’entrée en vigueur de la nouvelle Instruction 1300.

Ce point sera à confirmer par la jurisprudence ultérieure si elle est saisie de l’application de ces textes.

2. La qualification du Marché en « contrat sensible » est inopérante aux fins de qualification en MPDS

Au soutien de la qualification en MPDS, la Ministre faisait valoir que le Marché entrait dans la catégorie des « contrats sensibles » au sens de l’Instruction 1300.

Aux termes de l’article 78 de l’Instruction 1300, un « contrat sensible » « recouvre tout contrat ou marché, quels que soient son régime juridique ou sa dénomination, à l’exception des contrats de travail, dont l’exécution s’exerce au profit d’un service ou dans un lieu abritant des informations ou supports classifiés dans lequel un cocontractant de l’administration, public ou privé, prend des mesures de précaution, (…) tendant à assurer que les conditions d’exécution de la prestation ne mettent pas en cause la sûreté ou les intérêts essentiels de l’Etat ».

La qualification de « contrat sensible » appelle de l’Etat la mise en place de mesure de protection et de vigilance spécifiques, décrites dans l’Instruction 1300 (par exemple, insertion d’une clause de protection du secret dans les contrats de travail des personnes exécutant un contrat sensible).

En revanche, la notion de contrat sensible ne recouvre pas celle de MPDS.

Leurs critères d’identification diffèrent ; la notion de « contrat sensible » et les critères de son identification ne sont pas ceux permettant l’identification d’un MPDS.

Dans le cadre de l’arrêt du 4 février 2021, le Conseil d’Etat en a déduit que, à supposer que le Marché soit qualifiable de « contrat sensible », ce qui n’était pas établi, cette circonstance était incidence sur sa qualification en MPDS.

3. La circonstance qu’aucune habilitation n’était requise pour l’exécution du Marché est sans effet sur l’exclusion de la qualification en MPDS

La Ministre soutenait que le juge des référés du tribunal avait commis une erreur de droit, en déduisant de la circonstance que l’acheteur n’avait pas requis la production d’une habilitation, que le Marché n’était pas un MPDS.  

Sur ce point, l’article R. 2343-4 du code de la commande publique prévoit que « Lorsqu’un marché de défense ou de sécurité, au titre de sa passation ou de son exécution, nécessite ou comporte des supports ou informations protégés ou classifiés dans l’intérêt de la sécurité nationale, l’acheteur exige la production de la ou des habilitations nécessaires. »

Par conséquent, l’obligation de production d’une habilitation prévue par ces dispositions est la conséquence de la qualification d’un marché en MPDS, au motif qu’il remplit les critères du 4° de l’article L.1113-1 du code de la commande publique. Cette obligation de production n’est donc pas un critère de qualification.

Dans l’affaire soumise au Conseil d’Etat, le juge des référés de première instance avait retenu que l’absence de production de l’habilitation constituait un indice supplémentaire de ce que le Marché ne pouvait être qualifié de MPDS.

Si l’analyse peut effectivement prêter à discussion, en tant que l’exigence de l’acheteur tenant à la production par le titulaire d’une habilitation ne constitue pas un élément permettant de retenir la qualification de MPDS, il reste que ce motif était présenté comme surabondant par le juge des référés du tribunal.

Le Conseil d’Etat a donc écarté le moyen de cassation de la Ministre, en excluant l’erreur de droit invoquée.

 4. L’exclusion de la qualification en MPDS emporte l’assujettissement du Marché aux règles de droit commun des marchés publics

Cet arrêt du Conseil d’Etat constitue un exemple des effets en cascade d’une qualification erronée d’un marché en MPDS et de l’intérêt pour un candidat évincé de parfois contester cette qualification pour obtenir l’application des règles de droit commun, moins restrictives de la concurrence.

Les règles applicables aux MPDS comportent en effet un certain nombre d’exceptions à celles applicables aux marchés publics de droit commun.

Au nombre de ces exceptions, figure par exemple celle relative à la durée des accords-cadres, d’une durée maximale de 4 ans s’agissant des marchés de droit commun des pouvoirs adjudicateurs[2], alors que cette durée est portée à 7 ans pour les marchés publics de défense et de sécurité[3].

Dans le cas de l’arrêt du 4 février 2021, c’est la règle relative à l’allotissement du marché qui était en cause. Si l’allotissement est un principe obligatoire pour les marchés publics de droit commun[4], en revanche, pour les MPDS , l’allotissement du marché est une simple faculté pour l’acheteur[5].

Partant, l’exclusion par le Conseil d’Etat de la qualification du Marché en MPDS l’a conduit à s’interroger sur l’application de la règle de l’allotissement des marchés de droit commun, au cas Marché.  Le Marché n’avait en effet pas été alloti, ce qui avait été soulevé devant le juge des référés du tribunal comme un manquement aux règles de passation prévues par le code de la commande publique. Le juge des référés du tribunal avait pour sa part fait droit au moyen en retenant que le Marché aurait dû être alloti.

Il est confirmé sur ce point par le Conseil d’Etat.

En particulier, le Conseil d’Etat s’est attaché à examiner les prestations attendues dans le cadre du Marché à l’aune de l’obligation d’allotissement géographique, laquelle s’applique lorsque les prestations peuvent être regardées comme distinctes du fait de leur exécution en des lieux géographiquement éloignés (voir Conseil d’Etat, 23 juillet 2010, Région Réunion, req. n° 338367).

A titre d’élément de contexte (mais non moins significatif), le Conseil d’Etat a rappelé la circonstance soulevée par le juge des référés du tribunal, suivant laquelle le marché précédant celui en litige et couvrant le même objet, avait été géographiquement alloti. Il était donc particulièrement délicat pour la Ministre de soutenir que des motifs objectifs justifiaient la dérogation à la règle de l’allotissement, compte tenu de ce précédent.

Surtout, le Conseil d’Etat a retenu que d’une part, la localisation des sites militaires couverts par le Marché, distants de plus de 10 kilomètres les uns des autres, et d’autre part, la nature des prestations attendues sur chacun des sites, de consistances distinctes, appelaient nécessairement un allotissement géographique des prestations.

En l’absence d’éléments invoqués par la Ministre, de nature à justifier la dérogation à la règle de l’allotissement, le Marché aurait donc dû être divisé en lots. 

 

Enfin, compte tenu de l’implantation de la société Osiris Sécurité Run, candidate évincée, laquelle se trouvait à proximité immédiate d’un des sites militaires couverts par le Marché, le Conseil d’Etat a retenu l’existence de la lésion. Il a donc confirmé la décision du juge des référés du tribunal d’annuler la procédure de passation.

 

A titre conclusif, il est relevé que cet arrêt du Conseil d’Etat ne contribue pas à éclairer acheteurs et industriels sur le périmètre des MPDS.

Au contraire, le Conseil d’Etat ne livre pas de clés d’identification claires de la catégorie et les référentiels d’analyse à disposition ne permettent pas d’aboutir à une qualification certaine. Tel est le cas de la décision n° 255/58 du Conseil du 15 avril 1958 qui livre une liste des équipements militaires à propos de laquelle le Conseil d’Etat a rappelé dans un arrêt du 18 décembre 2019, société Sunrock, n° 431696, qu’elle « ne suffit pas, à elle seule, pour qualifier les marchés de fourniture de ces équipements de marchés de défense et de sécurité ».

L’arrêt présentement commenté n’éclaire pas plus les praticiens qui devront faire montre de prudence lors de l’analyse des supports ou informations, sans pour autant être certains de l’exactitude de la qualification de leur marché qui résulterait de cette analyse.

L’on peut considérer que ces solutions du Conseil d’Etat et l’absence de grille d’analyse claire qui en ressort, procèdent de la volonté des juges de ne pas s’ériger en jurislateur et ainsi de laisser au Parlement le soin d’aiguiller les praticiens dans leur démarche de qualification de leurs marchés au regard des catégories de MPDS visées à l’article L. 1113-1 du code de la commande publique, qu’il a lui-même établies. 

Dans l’attente que le législateur se saisisse de cette perche tendue par les juges, la vigilance est donc de mise.

 

[1]              Les deux instructions entrent en vigueur le 1er juillet 2021

[2]              Article L. 2125-1 du code de la commande publique

[3]              Article L. 2325-1 du code de la commande publique

[4]              Article L. 2113-10 du code de la commande publique

[5]              Article L. 2313-5 du code de la commande publique

Rédigé par

Eve Derouesné ASSOCIÉE

Virginie Lafargue Counsel

virginie.lafargue@kleinwenner.eu
+33 (0)1 44 95 20 00

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