Le très récent arrêt du Conseil d’État du 24 mars 2021, Association française du jeu en ligne (1), se prononce, pour le rejeter, sur un recours pour excès de pouvoir dirigé contre une communication de l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL, devenue Autorité nationale des jeux), indiquant que la méconnaissance par les opérateurs de jeux en ligne de certaines dispositions du code de la consommation pourrait conduire l’Autorité à ouvrir une procédure de sanctions à l’encontre de ces opérateurs. Cet arrêt, dont les termes sont désormais classiques, est, pour nous, l’occasion de faire le point sur une avancée jurisprudentielle notable qui remonte maintenant à cinq années mais dont l’onde de choc s’est propagée récemment au-delà du ventre mou des actes protéiformes pris par les nombreuses autorités indépendantes de régulation, dotées de larges prérogatives de contrôle et de sanction dans les domaines économique et social, qui peuplent maintenant le paysage administratif français.
Les actes de droit souple sont, selon l’étude du Conseil d’Etat consacrée au droit souple (2), des instruments, utilisés notamment par les autorités de régulation, qui s’apparentent aux règles, en ce qu’ils ont pour objet de modifier ou d’orienter les comportements de leurs destinataires, mais sans créer par eux-mêmes de droits ou d’obligations. Entrent dans cette catégorie les avis, prises de position, communiqués de presse, recommandations, lignes directrices et orientations que l’administration se fixe pour l’application d’une réglementation.
Ces actes ne constituent pas des décisions administratives : ils ne modifient pas l’ordonnancement juridique et n’imposent pas une norme obligatoire (3). Pour cette raison, la voie du recours pour excès de pouvoir, ayant pour objet l’annulation de l’acte en raison des vices dont il est entaché, avait toujours été fermée aux actes de droit souple des autorités publiques, en ce qu’ils ne constituent pas des décisions (4).
1. Ouverture du recours en annulation aux actes de droit souple
Une voie étroite a été ouverte contre les actes non décisoires des autorités administratives, tels les circulaires et recommandations qui ont pour objet d’interpréter le droit en vigueur lorsqu’elles « revêtent le caractère de dispositions générales et impératives » (5)ou « énoncent des prescriptions individuelles dont ces autorités pourraient ultérieurement censurer la méconnaissance ». (6)
Allant plus loin encore, le Conseil d’État, par ses décisions d’Assemblée du 21 mars 2016, Société Fairvesta International GbmH et autres et Société NC Numéricable, a admis la recevabilité du recours pour excès de pouvoir contre des actes de droit souple édictés par les autorités administratives de régulation, ne répondant pas aux deux critères présentés ci-dessus. Ce recours est ouvert si ces actes « sont de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique » ou « ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent » (7).
Le Conseil d’Etat ne s’attache plus exclusivement à l’objet de l’acte (modifier l’ordonnancement juridique) mais également à ses effets sur ses destinataires (8) et tient compte des pouvoirs dont sont investies les autorités de régulation et qui constituent une nouvelle forme de droit : plutôt que d’imposer une sanction, les autorités de régulation préfèrent user de méthodes plus souples mais tout aussi efficaces comme la publication d’une mise en garde ou la notification d’une recommandation.
Cette jurisprudence ne concerne pas uniquement les recommandations générales ou mises en garde destinées à l’ensemble d’un marché et publiées. Elle s’applique également à des avis personnalisés ne concernant qu’un opérateur ou une personne identifié(es) (9).
Depuis mars 2016, une vingtaine d’arrêts a été rendue par le Conseil d’Etat reprenant le considérant de principe des arrêts du 21 mars 2016. Les derniers en date (10) concernent tout à la fois des actes d’autorités de régulation mais également des prises de position émanant de services de l’Etat, si bien que cette jurisprudence que l’on pensait applicable uniquement aux autorités de régulation, compte tenu du particularisme de leur intervention, a été confirmée et étendue aux actes de l’Etat et de ses services.
Le Conseil d’État a ainsi, par l’arrêt GISTI du 12 juin 2020 (11) , opéré une unification bienvenue du contentieux du droit souple – véritable « aggiornamento » selon les termes du rapporteur public Odinet – en ouvrant le recours pour excès de pouvoir à ceux des actes de l’administration centrale (notes, recommandations, instructions, présentations ou interprétations du droit positif) qui « sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre », comme notamment (rappel de la jurisprudence Duvignières) lorsqu’ils ont « un caractère impératif » ou (nouveauté) « présentent le caractère de lignes directrices ». Jusque-là, le recours pour excès de pouvoir contre les lignes directrices de l’administration (présentées comme se bornant à adopter des principes de comportement sans force contraignante, pour la mise en œuvre d’une réglementation) était irrecevable (12), ce qui allait manquer de cohérence compte tenu de l’ouverture récente du même recours contre les lignes directrices des autorités de régulation (13).
L’édifice semble désormais achevé et solide : quelle que soit l’autorité dont il émane et quelles que soient sa forme et son appellation, si l’acte est « susceptible d’avoir un effet notable sur la situation de personnes » qui relèvent de son champ d’application (autres que les agents chargés de sa mise en œuvre), il peut être déféré au juge de l’excès de pouvoir.
2. Éléments procéduraux
Même si les actes de droit souple ne sont pas qualifiés de « décision », le Conseil d’Etat a toujours retenu implicitement sa compétence, en premier et dernier ressort pour connaître de leur contentieux, sur le fondement de l’article R. 311-1, 4° du code de justice administrative (CJA) (recours contre les décisions pris par les autorités de régulation dans leurs missions de contrôle et de régulation). Pour les actes de droit souple des ministres, cette compétence trouve son fondement dans l’article R. 311-1, 2° du CJA (compétence du Conseil d’Etat pour les recours dirigés « contre les actes réglementaires des ministres et des autres autorités à compétence nationale et contre leurs circulaires et instructions de portée générale ») (14).
Le délai de recours, même s’il ne s’agit pas de « décisions » au sens strict, est de deux mois à compter de la publication de l’acte (art. R. 425-1 du CJA) (15) ou de la notification de l’acte. Dans cette hypothèse, il importe que les voies et délais de recours aient été mentionnés dans la notification. A défaut, le délai de recours de deux mois ne court pas. Néanmoins, en application de la jurisprudence Czabaj du 13 juillet 2016 (16), le recours juridictionnel doit être exercé dans un délai raisonnable qui, en règle générale et sauf circonstances particulières, ne saurait excéder un an.
Le juge contrôle que l’autorité de régulation a agi dans le respect de la légalité et, donc, que son interprétation de la règle ne la contredit pas ou ne méconnaît pas des normes supérieures (17).
Sur la qualification juridique des faits et leur interprétation au regard de la règle applicable, le rapporteur public dans ses conclusions sur l’arrêt Société Fairvesta International GbmH préconisait que « le juge ne se substitue pas au régulateur, ce qui implique (…) un contrôle aussi distancié que possible sur l’appréciation des faits, qui ne conduise à la censure qu’en cas d’erreur manifeste ». Ce contrôle restreint limité à l’erreur manifeste d’appréciation conduit à ne censurer que les erreurs grossières, évidentes, commises par l’autorité de régulation, ce qui lui laisse une marge d’appréciation relativement large et rend le travail du requérant pour convaincre le juge beaucoup plus délicat (notamment lorsque le sujet est particulièrement technique). Le Conseil d’Etat insiste ainsi sur le fait, dans son considérant de principe, repris dans chacun de ses arrêts, que l’étendue des pouvoirs du juge doit tenir compte du « pouvoir d’appréciation dont dispose l’autorité de régulation ».
Pour les actes de l’administration, le rapporteur public Odinet, dans ses conclusions sur l’arrêt GISTI, préconise une appréciation au cas par cas selon la marge de manœuvre dont dispose l’administration, ce que reprend à son compte le Conseil d’État.
Enfin, la recevabilité du recours pour excès de pouvoir entraîne celle du référé suspension (art. 521-1 du CJA), procédure d’urgence permettant d’obtenir du juge du référé qu’il prononce, dès lors que l’urgence le justifie, la suspension de l’exécution d’une décision administrative sur la légalité de laquelle existe, en l’état de l’instruction, un doute sérieux et prescrive à l’administration de prendre les mesures provisoires dans l’attente du jugement au fond. L’arrêt du 29 mai 2020 (18) fournit un exemple topique de recevabilité du référé suspension. Le recours est examiné au fond pour les « fiches conseils métiers » mais rejeté car, « eu égard à la gravité que peut avoir l’infection par le coronavirus covid-19 », la requérante n’a présenté aucun moyen de nature « en l’état de l’instruction, à créer un doute sérieux quant à leur légalité ». En revanche, le Conseil d’État déclare irrecevables les conclusions dirigées contre les décisions de l’administration de publier les « guides de bonnes pratiques » élaborées par différentes branches professionnelles, ceux-ci n’ayant qu’un caractère purement informatif.
(1) CE 24 mars 2021, Association française du jeu en ligne, req. n° 431786 (2) 2013, Doc. française, p. 61. (3) Une décision administrative est un acte faisant grief ou, en d’autres termes, manifestant la volonté « d’édicter une norme juridique, c’est-à-dire une norme de comportement obligatoire » (P-L. Frier et J. Petit, Droit administratif, LGDJ, Précis Domat, 12e éd. n° 522). La décision administrative doit « affecter l’ordonnancement juridique » (ibid). (4) CE 27 septembre 1989 SA Chopin et autres, req. n° 74548, Rec. tables, p. 432 à propos des recommandations de la CNIL (5) CE 18 décembre 2002 Duvignères, req. n° 233618, Rec. 463, concl. Fombeur : ouverture du recours contre une circulaire ministérielle ne modifiant pas l’ordonnancement juridique mais comportant des « dispositions impératives à caractère générale ». (6) CE 11 octobre 2012 Soc. ITM Entreprises, req. n° 346378 et Société Casino-Guichard-Perrachon, req. n° 357193. (7) CE Ass. 21 mars 2016, Société Fairvesta International GbmH et autres, RFDA 2016, p. 497, concl. S. Von Coester : recours contre un communiqué de l’Autorité des marchés financiersmettant en garde les investisseurs contre les agissements d’une société ; CE Ass. 21 mars 2016, Société NC Numéricable, RFDA 2016, p. 506, concl. V. Daumas : recours contre une prise de position de l’Autorité de la concurrence concernant la société Numéricable à la suite de la fusion avec SFR. (8) Pour l’irrecevabilité d’un recours: CE 22 juillet 2016, Syndicat Alliance française des industries du numérique [AFNUM], req. n° 397014 : Recours contre le calendrier des appels à candidatures pour la diffusion de radios en mode numérique terrestre que le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) envisageait de mettre en œuvre au cours de la période 2016-2020. Irrecevabilité du recours car ce calendrier n’a qu’un caractère indicatif et non impératif – le CSA se réservant la possibilité de le modifier –, il n’énonce aucune prescription individuelle dont le CSA pourrait ultérieurement censurer la méconnaissance et, enfin, sa publication n’entraîne par elle-même aucun effet de droit ni aucun effet notable sur la situation des professionnels. (9) CE 13 juillet 2016, GDF Suez, req. n° 388150, publié au Recueil : impact d’une recommandation de la Commission de régulation de l’énergie sur la seule société GDF Suez ; CE Ass. 21 mars 2016, Société NC Numéricable, préc. : CE Ass. 19 juillet 2019, req. n° 426389 : recevabilité du recours contre la délibération de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique à propos de la déclaration patrimoniale de Mme Le Pen puisque cette « prise de position », « rendue publique », « est de nature à produire, sur la personne du député qu’elle concerne, des effets notables, notamment en termes de réputation, qui au demeurant sont susceptibles d’avoir une influence sur le comportement des personnes, et notamment des électeurs, auxquelles elle s’adresse ». (10) CE 16 octobre 2019, req. n° 433069 : prise de position de la CNIL sur la mise en œuvre du recueil du consentement en matière de cookies (enregistrant les données de navigation sur les sites Internet) ; CE 21 octobre 2019, req. n° 419996 : recommandations de l’Agence nationale du médicament et des produits de santé sur l’étiquetage et le conditionnement des médicaments ; CE 29 mai 2020, Association française de l’industrie des fontaines à eau, req. n° 440452 : « fiches conseils métiers » et guides de bonnes pratiques édités par le ministère du travail et de l’emploi déconseillant l’usage des fontaines à eau dans les entreprises pendant la crise sanitaire née du Covid 19 ; CE 12 juin 2020, GISTI, req. n° 418142 : « note d’actualité » de la direction centrale de la police aux frontières préconisant préconise l’émission d’un avis défavorable pour toute analyse d’acte de naissance guinéen, en raison des fraudes susceptibles d’entacher ces actes ; CE 24 mars 2021, Association française du jeu en ligne, req. n° 431786. (11) CE 12 juin 2020, GISTI, req. n° 418142 (12) CE 3 mai 2004, Comité anti-amiante Jussieu, req. n° 254961. (13) CE 13 déc. 2017, Société Bouygues Télecom et autres, n° 401799, AJDA 2018, p. 571 : recours contre des lignes directrices de l’Autorité de régulations des communications électroniques et des postes. (14) En ce sens, conclusions Odinet sur CE 12 juin 2020, GISTI, req. n° 418142 (15) CE 13 juillet 2016, GDF Suez, req. n° 388150, publié au Recueil. (16) CE, Ass., Czabaj, 13 juillet 2016, req. n° 387763. (17) CE 20 juin 2016, Fédération française des sociétés d’assurances, req. n° 384297, Rec. tables : absence d’erreur de droit commise par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution dans les recommandations qu’elle a adoptées ; CE 13 juillet 2016, GDF Suez, req. n° 388150, publié au Recueil : censure de l’erreur de droit commise par la CRE (18) CE 29 mai 2020, Association française de l’industrie des fontaines à eau, req. n° 440452