Analyse Juridique | Social
L’employeur doit prendre en charge les frais inhérents au télétravail
13 juin 2023

Aux termes d’un jugement en date du 23 mai 2023 (n°21/08088), le Tribunal judiciaire de Paris considère que l’Accord National Interprofessionnel du 26 novembre 2020 pour une mise en œuvre réussie du télétravail, obligatoire depuis le 13 avril 2021, ne remet pas en cause le précédent Accord du 19 juillet 2005 relatif au télétravail qui obligeait déjà l’employeur à rembourser les frais professionnels liés au télétravail.

 Dès lors, la prise en charge des frais exposés dans le cadre du télétravail – y compris en cas de circonstances exceptionnelles comparables à la crise sanitaire – est obligatoire pour l’employeur.

 Le Tribunal ajoute que cette obligation est d’ordre public. Il est donc impossible d’y déroger par accord collectif. Il en résulte que la négociation collective relative au télétravail – si elle est ouverte – ne peut porter que sur les modalités de prise en charge de ces frais, et non sur le principe lui-même, lequel s’impose à l’employeur.

Du fait de l’impact croissant de la numérisation de l’économie sur l’organisation du travail, le télétravail s’est considérablement développé depuis 20 ans, concomitamment aux NTIC. La crise sanitaire de l’année 2020 a également conduit à un recours massif au télétravail dans un objectif de continuité de l’activité économique. C’est pourquoi le cadre juridique du télétravail a également évolué : d’abord défini en 2005 dans le cadre d’un accord national interprofessionnel, le télétravail est entré dans le Code du travail en 2012 puis a été réformé en 2017 et, en dernier lieu, par un nouvel ANI publié en 2020 et étendu en 2021.

 Parmi les nombreuses interrogations soulevées par cette nouvelle forme d’organisation du travail, l’une des questions les plus sensibles est celle de la prise en charge des frais du salarié en télétravail. En effet, l’articulation des différentes sources constitue un exercice compliqué :  comme concilier une règle prétorienne ancienne et très générale avec le silence ambigu de l’ordonnance Macron de 2017 ? C’est l’exercice qu’a opéré le Tribunal judiciaire de Paris aux termes de la décision commentée.  

1. Une incertitude juridique entre 2017 et 2023

a. Les ordonnances Macron de septembre 2017

L’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 -l’une des ordonnances dite Macron- a supprimé la mention selon laquelle « tous les coûts découlant directement de l’exercice du télétravail, notamment le coût des matériels, logiciels, abonnements, communications et outils ainsi que de la maintenance de ceux-ci » (ancien article L.1222-10 du Code du travail).

 

 Dès lors, depuis le 24 septembre 2017, date d’entrée en vigueur de l’ordonnance précitée, le Code du travail ne prévoit plus expressément cette obligation de prise en charge par l’employeur des frais engendrés par le télétravail. Pour autant, pouvait-on soutenir que l’ordonnance avait tacitement abrogé cette obligation ?

 

Au regard de l’obligation générale selon laquelle les frais engagés par un salarié dans le cadre de l’exécution de son contrat de travail doivent être supportés par l’employeur – « Il est de principe que les frais qu’un salarié justifie avoir exposés pour les besoins de son activité professionnelle et dans l’intérêt de l’employeur doivent lui être remboursés sans qu’ils ne puissent être imputés sur la rémunération qui lui est due » (Soc, 25 février 1998, 95-44.096 et 96-40.144, publié au bulletin)- il était peu vraisemblable d’affirmer que l’employeur était exempté de toute obligation de prise en charge des frais en matière de télétravail. Ceci d’autant plus que l’article L.1222-9 III dispose que « Le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise. »

 

Le libéralisme prôné par le gouvernement mis en place en 2017 devait-il conduire la jurisprudence à abandonner le sacro-saint principe consacré en 1998 par la Cour de cassation ? Par ailleurs, la prise en compte de la réalité économique selon laquelle les coûts induits par le télétravail sont réduits de nos jours (ex : chute du coût de l’Internet haut débit) et de la réalité sociologique selon laquelle les salariés sont bien souvent très volontaires pour télétravailler devait-elle mener à l’abandon de ce principe ? La réponse raisonnable semblait être négative.

 

Toutefois, depuis 2017, certains employeurs ont joué sur l’ambigüité de l’état du droit issu des ordonnances Macron pour refuser à leurs salariés la prise en charge de ces frais. Ils se fondaient notamment sur le rapport au président de la république relatif à l’ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017, lequel précisait que « l’accord ou la charte doivent comporter un certain nombre de dispositions, notamment et les modalités de prise en charge des coûts découlant directement de l’exercice régulier du télétravail exercé à la demande de l’employeur ». Au visa de ce texte, ces employeurs arguaient que la question de la prise en charge étant régie exclusivement par les accords collectifs, cette obligation n’existerait pas à défaut de négociation.

b. L’analyse de la cour d’appel de Paris et du Ministère du Travail au début de l’année 2020

En 2020, certaines juridicions et le Ministère du travail sont venues conforter la position selon laquelle, en l’absence de négociation relative à la prise en charge des frais inhérents au télétravail, l’employeur ne serait tenu à aucune obligation en la matière.

 

Ainsi, par arrêt en date du 22 janvier 2020, la Cour d’appel de Paris, elle-même, a considéré que « Depuis l’ordonnance n°2017-1387 du 22.09.2017, la prise en charge de tous les coûts découlant directement de l’exercice du télétravail n’est plus directement imposée par le Code du travail à partir du 24.09.2017. Par suite, en l’absence de clause spécifique dans le contrat de travail prévoyant la prise en charge des frais liés à l’utilisation du local personnel au salarié, une indemnisation ne peut être mise à la charge de l’employeur » que pour la période antérieure au 24 septembre 2017(Paris, pôle 6 – ch. 4, 22 janv. 2020, n° 18/00098).

 

Par cette décision, la cour d’appel de Paris consacrait une interprétation téléologique assez douteuse des ordonnances Macron en considérant que, le but de la réforme de 2017 étant d’assouplir considérablement le recours au télétravail et de consacrer la primauté de l’accord d’entreprise, l’obligation de prise en charge des frais ne pourrait exister qu’à l’issue d’une négociation (individuelle ou collective) aboutie, c’est-à-dire si et seulement si elle figure au sein d’une clause contractuelle ou d’un accord collectif. A défaut d’accord, absence de prise en charge…

 

En outre, au sein du Guide du Ministère du Travail « Guide du télétravail et du déconfinement » publié le 9 mai 2020 à l’occasion du déconfinement, la question « Mon employeur doit -il m’indemniser ? », le gouvernement Edouard Philippe a répondu : « L’employeur n’est pas tenu de verser à son salarié une indemnité de télétravail destinée à lui rembourser les frais découlant du télétravail, sauf si l’entreprise est dotée d’un accord ou d’une charte qui la prévoit. »

 

Si étrange soit-elle au regard du droit, cette position du Ministère du travail est à reclasser dans le contexte hautement spécifique de la crise sanitaire, au cours de laquelle le gouvernement souhaitait à tout prix inciter les entreprises à recourir massivement au télétravail. A cette période, l’objectif de lutte contre le virus semblait primer sur nombre de règles de droits. Le gouvernement indiquait donc expressément aux entreprises, notamment, que le travail à distance ne générerait pas de nouveau frais pour l’employeur.

 

Même si la position de la Cour de cassation sur l’état du droit postérieur à l’entrée en vigueur des ordonnances Macron demeure inconnue aujourd’hui sur cette question (l’arrêt d’appel précité n’ayant jamais été frappée d’un pourvoi), il est peu probable qu’elle consacre un revirement de son ancienne position, dans la mesure où la chambre sociale avait affirmé de manière claire, en mars 2019, que la clause contractuelle qui met à la charge d’un salarié les frais engagés par celui-ci pour les besoins de son activité professionnelle doit être réputée non écrite (Soc, 27 mars 2019, 17- 31.116).

 

Dès lors, l’on ne voit pas sur quelle base juridique les frais liés au télétravail devraient se distinguer des autres frais professionnels… Autrement dit, en cas de pourvoi formé par le salarié, l’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris en janvier 2020 aurait très probablement été cassé.

c. Les rebondissements intervenus en novembre 2020 et avril 2021 :

Durant l’automne de l’année 2020 (année de la crise sanitaire), une réunion entre syndicats et patronat s’est tenue aux fins de négocier un nouvel accord national interprofessionnel, qui tiendrait compte des derniers enseignements, et notamment ceux de la période Covid. L’objectif principal de cette négociation était la clarification de l’état du droit auprès des salariés et des employeurs.

 

Cette négociation a abouti à la signature de l’Accord National Interprofessionnel du 26 novembre 2020 pour une mise en œuvre réussie du télétravail – ci-après dénommé ANI de 2020. Au sein de cet accord, il est explicitement rappelé que « Le principe selon lequel les frais engagés par un salarié dans le cadre de l’exécution de son contrat de travail doivent être supportés par l’employeur s’applique à l’ensemble des situations de travail. » (Article 3.1.5 de l’ANI). Autrement dit, les partenaires sociaux rappellent qu’en dépit du silence de l’ordonnance de 2017, cette obligation demeure, bien qu’elle ne soit plus de nature légale mais désormais de nature seulement prétorienne.

 

Par arrêté en date du 2 avril 2021, l’ANI a ensuite été étendu par le Ministère du travail, ce qui a eu pour effet de rendre obligatoires, à compter de la publication dudit arrêté, les stipulations de l’ANI pour tous les employeurs et tous les salariés compris dans son champ d’application. Depuis le 13 avril 2021, la disposition précitée de l’ANI est donc impérative.

 

A titre surabondant, le Ministère du Travail a étendu ces dispositions de l’ANI de 2020 en émettant une réserve expresse : ces dispositions ont été étendues « sous réserve du principe général de prise en charge des frais professionnels tels qu’interprété par la jurisprudence de la Cour de Cassation (Cass. Soc, 25 février 1998, n°95-44.096 ». (Arrêté d’extension du 2 avril 2021).

 

Le Ministère du Travail est donc revenu sur sa propre position adoptée un an plus tôt : alors qu’il prévoyait une absence d’obligation en mai 2020, le gouvernement a rappelé explicitement, en avril 2021, que l’obligation de prise en charge des frais professionnels était d’ordre public.

 

L’arrêté de 2021 traduit-il un revirement purement contextuel, lié au recul de la pandémie sur cette période ? Probablement non, car, à la différence d’un simple Question Réponses, avis dépourvu d’autorité normative et qui ne s’impose pas au juge, un arrêté publié par le Ministère du Travail a une valeur juridiquement contraignante.

 

En dépit de ce dernier revirement très clair intervenu il y a 2 ans, certains employeurs ont continué, entre 2021 et 2023, à soutenir que les ordonnances Macron avaient tacitement supprimé depuis 2017 l’obligation de prise en charge des frais inhérents au télétravail. Cet argument a, en toute logique, été rejeté : par décision en date du 23 mai 2023, le Tribunal judicaire a condamné un employeur à prendre en charge les frais professionnels exposés par les salariés en télétravail depuis le début de la crise sanitaire.

2. De la résistance réitérée d’un employeur à prendre en charge les frais liés au télétravail à la décision du Tribunal judiciaire

a. Les faits et la saisine du Tribunal judiciaire par le CSE

Dans le contexte de la crise sanitaire, la société SERVICES PÉTROLIERS SCHLUMBERGER -ci-après dénommée SPS-, qui emploie près de 230 salariés, a placé l’intégralité de ses salariés en télétravail du 15 mars 2020 au 11 mai 2020, c’est-à-dire sur la période correspondant au premier confinement national ordonné par l’exécutif. Après la fin de cette première période de confinement, le télétravail a été partiellement maintenu au sein de l’entreprise.

Au cours d’une réunion en date du 18 février 2021, le CSE a adopté une délibération au terme de laquelle les élus ont constaté qu’en dépit de leurs multiples rappels quant à l’obligation pour la direction de prendre en charge les frais induits par le télétravail imposé, la direction de l’entreprise SPS s’obstinait à refuser cette prise en charge, sans aucune justification, « sinon dogmatique ». Le CSE soulignait également que cette problématique était particulièrement importante dans les circonstances de la pandémie, cette question touchant aussi bien les conditions de travail que l’ergonomie des espaces de travail et le pouvoir d’achat des salariés.

Du fait de l’absence de coopération de la direction, le CSE de la société SPS -ci-après dénommé le CSE- et le Syndicat MÉTALLURGIE ILE DE FRANCE CFE-CGC -ci-après le Syndicat – ont fait citer, par acte délivré le 16 juin 2021, la société SPS devant le Tribunal Judiciaire de Paris aux fins de la voir condamner notamment à prendre en charge les frais professionnels exposés par les salariés en télétravail contraints depuis le 17 mars 2020, dans les conditions suivantes :

 

  • A titre principal, versement d’une indemnité de 2,50 € brute par jour de télétravail ;

 

  • A titre subsidiaire, remboursement des frais professionnels réellement exposés sur justificatif, conformément à l’arrêté du 20 décembre 2002 relatif aux frais professionnels, tel que modifié par l’arrêté du 25 juillet 2005.

b. l’argumentaire des parties

En dépit de la saisine du Tribunal, la Société SPS n’a pas régularisé la situation, préférant jouer la montre et retarder l’inévitable. Durant la procédure, la Société a commencé par soulever, in limine litis, une irrecevabilité fondée sur le prétendu défaut de droit à agir du CSE et du Syndicat.

Aux termes d’une ordonnance en date du 15 février 2022 statuant sur la recevabilité des demandes du CSE et du Syndicat requérant, le juge de la mise en état a indiqué que les demandes des requérants tendant à obtenir la régularisation de la situation de chaque salarié sous une forme forfaitaire par la prise en charge par l’employeur des frais professionnels exposés par les salariés placés en télétravail ne tendent pas au paiement de sommes déterminées à des personnes nommément désignées mais sont la suite logique et nécessaire de la demande tendant à contraindre l’employeur à respecter ses obligations. Au visa de ce qui précède, le juge de la mise en état a donc conclu que les demandes étaient recevables.

Concernant l’argumentaire au fond, le syndicat requérant et le CSE ont fait valoir que le principe de prise en charge par l’employeur des frais exposés par le salarié pour les besoins de son activité professionnelle et dans l’intérêt de l’employeur ne souffre d’aucune exception, y compris lorsque le salarié est en situation de télétravail et même en cas de circonstances exceptionnelles, telles que la survenance de la crise sanitaire.

En défense, la Société SPS a affirmé, notamment, qu’il existerait une différence entre le droit du travail et le droit de la sécurité sociale quant à l’imputation des sommes versées au salarié au titre du remboursement des frais professionnels qui sont en principe exclues de l’assiette des cotisations sociales. Sur ce fondement, l’employeur a soutenu, de manière fort surprenante, qu’il n’existerait aucune obligation pour l’employeur vis à vis du salarié en ce qui concerne la prise en charge des frais liés au télétravail.

 

 c. La décision du Tribunal

Le 14 février 2023, l’affaire opposant le CSE et le syndicat à la Société SPS a été débattue en audience collégiale puis, le 23 mai 2023, le Tribunal judiciaire a rendu son délibéré.

 

Aux termes de son jugement, le Tribunal a conclu que, durant toute la crise sanitaire les salariés ont occupé leur domicile à des fins professionnelles, dans l’intérêt de leur employeur, en ce compris toutes les dépenses annexes telles que le loyer, l’assurance, les impôts, l’électricité et le gaz, internet, etc.

 

Les juges ont relevé qu’en l’espèce, la Société SPS n’a pas pris en charge les frais professionnels exposés par les salariés placés en télétravail du fait de la pandémie à compter du 17 mars 2020. Le Tribunal judiciaire considère que la position du CSE et du syndicat consistant à soutenir que l’employeur a violé le droit est pertinente

 

Le Tribunal a donc condamné la Société SPS à prendre en charge les frais professionnels exposés par les salariés en télétravail contraints depuis le 17 mars 2020 en procédant au versement d’une indemnité de 2,50 € brute par jour de télétravail. Cette décision est naturellement assortie de l’exécution provisoire de droit.

 

Le Tribunal ayant considéré que la résistance de la Société était totalement injustifiée, la décision est empreinte d’une certaine sévérité à l’égard de l’employeur, puisque la Société SPS est aussi condamnée à régler la somme totale de 16.000 €, en versant au CSE et au Syndicat :

 

  • 3.000 € chacun à titre de dommages-et intérêts, soit 6.000 € au total. En effet, le Tribunal a considéré que la société SPS avait causé un préjudice direct à l’intérêt collectif de la profession représentée par le syndicat requérant et que l’absence de consultation du CSE sur les modalités du télétravail constituait une entrave à ses prérogatives devant faire l’objet d’une réparation ;

 

  • 5.000 € chacun au titre de l’article 700, soit 10.000 € au total.

 

Même s’il ne s’agit que d’une décision de première instance, qui pourrait encore être infirmée par la cour d’appel de Paris (au vu de son ancienne position), la probabilité que la Cour de cassation statue autrement -au vu des développements qui précèdent – semble assez limitée.

3. Les règles édictées par le Tribunal judiciaire 

Bien qu’elle paraisse simple, la question que le Tribunal judiciaire a eu à trancher était en réalité assez complexe dans la mesure où elle entrelaçait de manière étroite des règles de droit du travail et des règles de droit de la sécurité sociale. En outre, l’employeur a multiplié les arguments, parfois même contradictoires, pour tenter de se soustraire à ses obligations prétoriennes. Bien que tous les arguments soulevés par la défenderesse soient fantaisistes, le Tribunal judicaire a été contraint d’y répondre. Au sein des paragraphes qui suivent, nous revenons en détails sur le raisonnement suivi par les juges du fond.

a. Les textes applicables et les principes généraux

Aux termes de sa motivation, le Tribunal judiciaire se fonde sur les textes suivants :

 

  • L’article L.1222-9 du Code du Travail, disposition légale qui prévoit que : « le télétravail désigne toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication. » ;

 

  • L’article 1 de l’arrêté du 20 décembre 2002 relatif aux frais professionnels, disposition réglementaire qui édicte que : « les frais professionnels s’entendent des charges de caractère spécial inhérentes à la fonction ou à l’emploi du travailleur salarié ou assimilé que celui-ci supporte au titre de l’accomplissement de ses missions » ;

 

  • L’article 6 dudit arrêté : « les frais engagés par le travailleur salarié ou assimilé en situation de télétravail, régie par le contrat de travail ou par convention ou accord collectif, sont considérés comme des charges de caractère spécial inhérentes à la fonction ou à l’emploi, sous réserve que les remboursements effectués par l’employeur soient justifiés par la réalité des dépenses professionnelles supportées par le travailleur salarié ou assimilé ».

 

  • L’article 7 de l’Accord National Interprofessionnel du 19 juillet 2005 relatif au télétravail – ci-après dénommé ANI de 2005- et l’article 3.1.5 de l’ANI du 26 novembre 2020.

 

L’ANI de 2005 et l’ANI de 2020 disposent qu’il appartient à l’employeur de prendre en charge les frais exposés par les salariés pour les besoins du télétravail. Ces deux textes ayant été étendus par arrêtés ministériels, les dispositions issues de ces accords sont obligatoires.

 

Le Tribunal judiciaire rappelle également que l’indemnisation des frais professionnels par l’employeur s’effectue :

 

  • Soit sous forme de remboursement des dépenses réellement engagées par le télétravail – ci-après « indemnisation au réel» ;

 

  • Soit sur la base d’une allocation forfaitaire, ci-après « indemnisation forfaitaire». Autrement dit, alternativement au remboursement des frais professionnels exposés du fait du télétravail sur la base de leur valeur réelle, il est possible pour l’employeur de verser une allocation forfaitaire.

 

Le fait d’opter pour l’allocation forfaitaire offre des avantages sociaux. En effet, en droit de la sécurité sociale, il est admis que le versement d’une allocation forfaitaire, dont le montant varie en fonction du nombre de jours télétravaillés, est réputée utilisée conformément à son objet et exonérée de cotisations et contributions sociales dans la limite de :

 

  • En cas d’allocation fixée par mois, 10 € par mois pour une journée de télétravail par semaine (c’est-à-dire 20 € par mois pour 2 journées de télétravail par semaine et jusqu’à 50 € par mois pour 5 journées de télétravail par semaine) ;

 

  • En cas d’allocation fixée par jour, 2,50 € par jour, dans la limite de 55,00 € par mois (article 6 de l’arrêté du 20 décembre 2002.

 

En synthèse, l’obligation de prise en charge des frais résulte du droit du travail. Seules les modalités d’application de cette obligation sont régies par le droit de la sécurité sociale.

 

b. Une prise en charge impérative et en toutes circonstances 

  • Une obligation d’ordre public 

L’ANI du 26 novembre 2020 indique expressément que les frais générés par le télétravail doivent être pris en charge. Cette règle est d’ordre public.

 

La Société SPS soutenait, de manière erronée, que les frais professionnels liés au télétravail ne seraient pas obligatoirement pris en charge par l’employeur, dans la mesure où, tant le Code du travail que l’ANI du 26 novembre 2020 renverraient à la négociation collective sur ce point et donc, qu’en l’absence de négociation, aucune prise en charge ne serait due par l’employeur. Le Tribunal invalide cet argumentaire de l’employeur en relevant que l’ANI du 26 novembre 2020 indique expressément que les frais générés par le télétravail doivent être pris en charge :

 

  • « Le principe selon lequel les frais engagés par un salarié dans le cade de l’exécution de son contrat de travail doivent être supportés par l’employeur s’applique à l’ensemble des situations de travail » (Article 3.1.5 de l’ANI du 26 novembre 2020) ;

 

  • « Il est rappelé que l’article 3.1.5 du présent accord, relatif à la prise en charge des frais professionnels, s’applique également aux situations de télétravail (en cas) de circonstances exceptionnelles ou en cas de force majeure » (Article 7.4.1 de l’ANI du 26 novembre 2020).

 

Le Tribunal relève donc qu’il n’est renvoyé à la négociation collective, « le cas échéant », que pour le choix des modalités de prise en charge : « Le choix des modalités de prise en charge éventuelle des frais professionnels peut être, le cas échéant, un sujet de dialogue social au sein de l’entreprise. » (Article 3.1.5 de l’ANI du 26 novembre 2020). Cette conclusion du Tribunal concorde avec la position adoptée par le Ministère du travail au sein de l’arrêté d’extension en date du 2 avril 2021.

 

Cette décision est pertinente. En effet, si le Tribunal était parvenu à la conclusion inverse, l’employeur serait incité à n’engager aucune négociation aux fins d’échapper à toute obligation.

 

Selon le Tribunal judiciaire de Paris, il s’ensuit que la négociation collective – si elle est ouverte – ne peut porter que sur les modalités de prise en charge des frais, et non sur le principe lui-même qui s’impose à l’employeur. En outre, l’ANI de 2020 ne remet pas en cause l’ANI de 2005, qui obligeait déjà l’employeur à rembourser les frais professionnels liés au télétravail.

 

  • Une obligation qui s’applique en toute circonstance, même situation exceptionnelle, telle qu’une crise sanitaire

 

L’articulation des règles consacrée par le Tribunal judiciaire est la suivante :

 

  • L’article 7 de l’ANI de 2005 dispose que : « L’employeur prend en charge, dans tous les cas, les coûts directement engendrés par ce travail, en particulier ceux liés aux communications. »

 

  • L’article 7.4.1 de l’ANI de 2020 prévoit que : « Eu égard aux circonstances exceptionnelles ou au cas de force majeure justifiant le recours au télétravail, en cas de besoin et avec l’accord des salariés, l’utilisation de leurs outils personnels est possible en l’absence d’outils nomades fournis par l’employeur, selon les modalités prévues par l’article 7 de l’ANI du 19 juillet 2005 relatif au télétravail. Il est rappelé que l’article 3.1.5 du présent accord, relatif à la prise en charge les frais professionnels, s’applique également aux situations de télétravail en cas de circonstances exceptionnelles ou cas de force majeure ».

 

Au vu de ce qui précède, le Tribunal judiciaire considère que, contrairement à ce que soutenait la Société SPS, la prise en charge des frais exposés dans le cadre du télétravail – y compris en cas de circonstances exceptionnelles comparables à la crise sanitaire – est obligatoire pour l’employeur.

 

La Société SPS considérait également que seul un surplus de dépense subie par le salarié du fait de son activité en télétravail pourrait donner lieu à prise en charge au titre des frais professionnels. Sur ce point, le Tribunal considère que la question posée n’est pas de savoir si la crise sanitaire a généré pour les salariés des frais en sus de leurs dépenses quotidiennes. La question est de déterminer si les salariés ont exposé des frais pour le compte de leur employeur parce que le télétravail leur a imposé une sujétion nouvelle.

 

En effet, le seul principe dégagé par la Cour de cassation est le fait que les frais exposés par un salarié pour les besoins de son activité professionnelle et dans l’intérêt de l’employeur doivent lui être remboursés sans qu’ils ne puissent être imputés sur la rémunération. Autrement, cela reviendrait indirectement pour l’employeur à effectuer une retenue sur salaire, opération rigoureusement interdite par la loi.

 

Le Tribunal conclut du raisonnement qui précède qu’un salarié en télétravail bénéficie d’un droit à l’indemnisation de l’occupation de son domicile personnel à des fins professionnelles, et ce, quels que soit les motifs pour lesquels il a été placé en télétravail.

 

c.  le Tribunal incite à l’ indemnisation forfaitaire 

  • L’indemnisation forfaitaire, plus simple, plus rapide et plus sécurisée que l’indemnisation au réel

La prise en charge des frais sur la base d’une allocation forfaitaire est, par définition, beaucoup plus simple que le remboursement des dépenses réellement exposées. En effet, l’indemnisation au réel constitue une usine à gaz dans la mesure où elle nécessite pour le salarié de conserver et de produire des justificatifs détaillés puis pour l’employeur de vérifier avec minutie ces justificatifs, pour chaque salarié qui télétravaille. La tâche consistant à éplucher les notes de frais des salariés (abonnements Internet, factures EDF etc.) est extrêmement chronographe pour le service de paie ou de ressources humaines qui doit s’y atteler.

 

En outre, dans la situation du télétravail, la délimitation entre les dépenses de nature professionnelle et les dépenses à caractère personnel constitue un arbitrage très compliqué :

 

  • Quelle est la part d’électricité dédiée par le télétravailleur à l’exercice des fonctions ?
  • Dans la mesure où, à son domicile, le salarié utilise Internet à des fins professionnelles et personnelles, comment définir la part de l’abonnement internet dédiée à l’utilisation professionnelle ?
  • En cas d’intervention d’une équipe de maintenance pour réparer une box Internet défaillante au domicile d’un télétravailleur, quelle est la part de la facture que doivent supporter respectivement le salarié et l’employeur ?
  • Quid de la prise en charge du téléphone, du chauffage, de la climatisation etc.

 

Autant de questions presqu’insolubles qui sont sources de débats sans fin et constituent inévitablement un nid à contentieux. Pour une entreprise, ce risque contentieux croit exponentiellement en fonction du nombre de salariés qui télétravaillent puisqu’en cas d’indemnisation sur la base des dépenses réellement exposées, les risques de rupture de l’égalité de traitement entre salariés se multiplient d’autant. Sans compter que les risques de contrôle de l’URSAFF sont accrus en cas d’indemnisation au réel puisque l’imputation automatique des sommes, susmentionnée, ne joue que dans l’hypothèse d’un remboursement forfaitaire.

 

C’est pourquoi, en bonne intelligence, le Tribunal judiciaire a souhaité assouplir les possibilités pour l’employeur de procéder à la prise en charge par le versement d’une allocation forfaitaire, mode infiniment plus simple d’exécution de l’obligation.

 

  • Une possibilité de mise en place unilatérale d’une prise en charge forfaitaire par l’employeur

 

La Société SPS soutenait, à tort, que la modalité d’un remboursement forfaitaire ne pourrait pas être fixée unilatéralement par l’employeur et qu’elle devrait nécessairement se fonder sur une clause contractuelle. Un argument bancal supplémentaire invoqué par l’employeur pour tenter maladroitement de se soustraire à son obligation.

 

En réponse, le Tribunal judiciaire de Paris considère qu’une fixation forfaitaire ne requiert ni clause contractuelle, ni stipulation conventionnelle. Ainsi, une fixation forfaitaire de la prise en charge peut être mise en place unilatéralement par l’employeur

 

Cette solution est logique car elle conduit le Tribunal à tirer toute conséquence du caractère impératif de l’obligation de prise en charge. Ainsi qu’il a été exposé, le remboursement des dépenses réellement effectuées est complexe à mettre en œuvre. Le Tribunal laisse donc à l’employeur la possibilité de procéder par le versement d’une indemnité forfaitaire, même en l’absence de toute négociation.

 

  • En cas de carence de l’employeur, la fixation judiciaire d’une indemnisation forfaitaire

 

En cas de carence de l’employeur, le juge lui impose une indemnisation forfaitaire des frais à hauteur de 2,50 €/jour de télétravail.

 

Le Tribunal judiciaire relève qu’en matière de télétravail, l’URSSAF reconnaît désormais à l’employeur la liberté d’indemniser forfaitairement ces frais à hauteur de 2,50 €/jour de télétravail. Le Tribunal semble s’appuyer sur les communications de l’URSSAF, même si ces publications n’ont pas de valeur juridiquement contraignante.

 

Ainsi, le 18 décembre 2019, c’est-à-dire trois mois avant le début de la pandémie, l’Agence centrale des Organismes de Sécurité Sociales (ACOSS) a publié une note précisant que l’employeur peut procéder au remboursement des frais de télétravail sur la base de 10 € par jour et par mois pour un salarié n’effectuant : 10 €/ mois pour un jour télétravaillé, 20 €/ mois pour deux jours télétravaillés. Reprenant cette règle depuis le 1er avril 2021, le Bulletin Officiel de la Sécurité Sociale donne une réelle liberté discrétionnaire à l’employeur entre le « remboursement au réel » et le remboursement forfaitaire.

 

Il en résulte, poursuit le Tribunal judiciaire de Paris, que l’indemnisation forfaitaire du télétravail exceptionnel est tout à fait ouverte à la Société SPS, même en l’absence de négociation individuelle et/ou collective.

 

Le montant de 2,50 € correspond au plafond de prise en charge exonérée de cotisation sociale. Il s’agit du seul référentiel que le juge peut imposer en l’absence de fixation par l’employeur.

 

Le Tribunal entend simplifier les modalités d’exécution de sa décision. En effet, la Société SPS va être contrainte de régulariser la situation de ses télétravailleurs sur une période de 2 années. On imagine donc aisément la situation insoluble qui résulterait de la transmission par plus de 200 salariés de justificatifs de frais sur une période de près de 2 ans. Ainsi, la fixation judiciaire d’une indemnisation forfaitaire va permettre une exécution rapide du jugement : il suffit à la société de calculer le nombre de jours de télétravail accomplis par chaque salarié et de verser, pour chaque journée, une indemnité brute de 2,50 euros.

 

 

Rédigé par

Patrick Berjaud ASSOCIÉ

Thomas Yturbe Avocat

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