Analyse Juridique | Public des Affaires
Pavane pour un infant défunt
10 avril 2014

Avant même d’avoir atteint l’âge de raison, le recours Tropic (CE, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n° 291545, Lebon, p. 360) est mort, entraînant dans sa disparition un illustre vieillard, le recours contre l’acte détachable (CE, 4 août 1905, Martin, n° 14220, Lebon, p. 749). L’arrêt d’assemblée Département du Tarn-et-Garonne (CE, Assemblée, 4 avril 2014, req. n° 358994) marque ainsi le terme d’une lente évolution du contentieux contractuel qui, depuis l’arrêt Époux Lopez, (CE, sect., 7 octobre 1994, req. n 124244, Lebon p. 430,), s’est traduite par un accès progressif des tiers au contrat.

Département du Tarn-et-Garonne (CE, Assemblée, 4 avril 2014, req. n° 358994)

Comme en 2007, l’assemblée du contentieux du Conseil d’Etat crée, de manière purement prétorienne, un nouveau recours, le recours en contestation de la validité du contrat, qui se substitue, en en élargissant le champ mais en en limitant la portée, au recours Tropic.

Le recours Tropic permettait à tout concurrent évincé de la conclusion d’un contrat administratif de saisir le juge du contrat d’un recours de pleine juridiction contestant la validité de ce contrat ou de certaines de ses clauses et tendant à l’annulation ou à la résiliation de tout ou partie du contrat. Désormais, tout tiers à un contrat administratif, et non plus les seuls concurrents évincés, est recevable à former devant le juge du contrat un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses non réglementaires, dès lors qu’il est susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses. Ce recours doit s’exercer dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des « mesures de publicité appropriées ».

En contrepartie, est fermée au tiers la voie du recours pour excès de pouvoir à l’encontre de la décision d’attribution du contrat, de la décision de le signer ainsi que de la délibération autorisant l’exécutif d’une collectivité territoriale ou d’un groupement de collectivité locale à le conclure. La légalité de ces décisions ne pourra être contestée que par la voie de l’exception, à l’occasion du recours de pleine juridiction formé contre le contrat.

Il n’y a donc plus lieu de distinguer, au sein des tiers, les concurrents évincés, qui pouvaient contester directement le contrat devant le juge du contrat, des autres tiers qui ne pouvaient qu’indirectement, et au terme d’un parcours du combattant, toucher le contrat, en contestant par la voie de l’excès de pouvoir la légalité d’un acte détachable relatif à sa passation et en saisissant le juge de l’exécution de conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint aux parties de saisir le juge du contrat afin que soient tirées les conséquences nécessaires de l’annulation de l’acte détachable, dans des conditions fixées en dernier lieu par l’arrêt Société Oprhys (CE 21 févr. 2011, req. no 337349 et Société Veolia Propreté (CE 21 févr. 2011, req. nos 335306.

Toutefois, afin de prévenir toute atteinte excessive à la sécurité juridique qu’une ouverture du contentieux contractuel aux tiers serait susceptible de créer pour les personnes publiques et leur cocontractant, le Conseil d’Etat prévoit trois garde-fous au niveau de la recevabilité du recours, du caractère opérant des moyens susceptibles d’être invoqués par le tiers et des pouvoirs pouvant être mis en œuvre par le juge du contrat.

C’est avec une particulière insistance que le Conseil énonce que le tiers, autre que le représentant de l’Etat dans le département et que les membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriales ou du groupement de collectivité, ne sera recevable à contester le contrat que s’il établit non seulement qu’il justifie d’un « simple » intérêt lui donnant qualité pour agir, mais qu’il est susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou certaines de ses clauses. On peut penser que l’intérêt ne devra pas être seulement direct et certain mais, si l’on ose, particulièrement direct et certain. Il ne peut être exclu que le standard pour l’accès des tiers au juge du contrat soit particulièrement élevé.

Le deuxième garde-fou réside dans le lien qu’établit l’arrêt entre l’intérêt dont justifie le tiers pour contester la validité du contrat et les moyens qu’il pourra invoquer. L’accès au prétoire n’offrira pas au tiers la possibilité d’invoquer tout moyen. Seuls seront opérants les moyens portant sur des vices qui se rapporteront, de manière directe, précise le Conseil, à l’intérêt dont il se prévaut ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office. Seul le représentant de l’Etat ou les membres de l’organe délibérant pourront invoquer tout moyen, « compte tenu des intérêts dont ils ont la charge ».

Enfin, le troisième garde-fou résultera de la diversité des pouvoirs que le juge, lorsqu’il constatera l’existence d’un vice affectant le contrat ou sa passation, pourra mettre en œuvre. La sanction juridictionnelle pourra être modulée en fonction de l’importance du vice constaté et de ses conséquences. Le juge du contrat pourra soit décider de la poursuite de l’exécution, soit inviter les parties à prendre, sauf à résilier ou résoudre le contrat, des mesures de régularisation, soit, en présence d’irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l’exécution du contrat, prononcer, le cas échéant avec un effet différé après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général, la résiliation du contrat, ou, si le contrat a un contenu illicite ou s’il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d’office, l’annulation totale ou partielle de celui-ci. Il pourra enfin, s’il en est saisi, faire droit, y compris lorsqu’il invite les parties à prendre des mesures de régularisation, à des conclusions tendant à l’indemnisation du préjudice découlant de l’atteinte à des droits lésés.

Si l’arrêt Département du Tarn et Garonne parachève une évolution que certains prédisaient, voire appelaient de leurs vœux, il suscite également de nombreuses interrogations.

On se bornera ici à en signaler deux, qui sont déterminantes pour la physionomie future du contentieux contractuel.

La première porte sur le degré de sévérité avec lequel apprécier la recevabilité du tiers à contester la validité du contrat et en particulier, sur la pérennité des solutions dégagées en matière de contentieux de l’acte détachable et de recours Tropic. Se posera, entre autre, la question de savoir comment seront appréciés l’intérêt pour agir des associations ou la recevabilité du contribuable local à contester tout contrat ayant une incidence, fût-elle minime, sur les finances locales, ou encore celle de l’opérateur économique n’ayant pas participé à une procédure de mise en concurrence.

La deuxième interrogation est liée à la manière dont sera déterminée la portée de la condition selon laquelle les vices qui peuvent être invoqués par le tiers doivent être en rapport direct avec l’intérêt dont il se prévaut. En particulier, s’agissant du concurrent évincé de la conclusion du contrat, cette condition sera-t-elle interprétée de la même manière que celle posée par l’arrêt Smirgeomes (CE, Section, 3 octobre 2008, Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion pour l’élimination des ordures ménagères du secteur Est de la Sarthe, req. n° 305420, Lebon, p. 324 et selon laquelle il appartient au juge des référés précontractuels de rechercher si l’opérateur qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésé ou risquent de le léser, fût-ce de façon indirecte en avantageant une entreprise concurrente ? Certes, le caractère opérant du moyen dépend dans le référé précontractuel de la situation du requérant (CE 4 févr. 2009, req. n° 311344 , Cne de Toulon, Lebon T. p. 841), tout comme dans le nouveau recours en appréciation de la validité du contrat. Toutefois, le lien pourrait être apprécié de manière différente. Ainsi que l’analyse le Professeur Laurent Richer (Droit des contrats administratifs, LGDJ, 7e édition, nos 313 et 314) : la relation entre la règle et l’intérêt invoqués pourrait, afin que les solutions jurisprudentielles soient plus prévisibles, être vérifiée in abstracto, le tiers, et en particulier, le candidat évincé, pouvant invoquer le manquement à toute règle édictée en vue de protéger sa situation.

L’arrêt Département du Tarn-et-Garonne ne tranche pas la question.
C’est sans doute pour ne pas refermerdans le même mouvement qu’il l’a ouvert, l’accès des tiers au contrat , qu’il ne reprend pas la formulation de l’arrêt Smirgeomes dont on peut se demander aujourd’hui si l’application concrète ne pêche pas un excès inverse à celui qui résultait de l’application, en référé précontractuel, de la jurisprudence Société Stereau (CE, 16 octobre 2000, Lebon T. p. 1091).

Rédigé par

Marc de Monsembernard ASSOCIÉ

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