Analyse Juridique | Immatériel & Numérique
Référencement payant et utilisation d’une marque : les précisions apportées par l’arrêt « Interflora »
8 novembre 2011

Après s’être prononcée sur la responsabilité des moteurs de recherche (Google), puis des plateformes de vente en ligne (notamment eBay), la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) confirme, dans une décision rendue le 22 septembre 2011, qu’il est possible à un titulaire de marque de s’opposer à la réservation de celle-ci comme mot-clé dans le cadre du référencement payant « AdWords » de Google, à condition de démontrer que cet usage porte atteinte à l’une de ses « fonctions essentielles », à savoir : la fonction d’« indication d’origine », la fonction de
« publicité » et – c’est une nouveauté de cet arrêt – la fonction d’« investissement » de la marque.

Cet enrichissement (d’autres parleront de complexification) du droit des marques est la conséquence naturelle de l’impact que le commerce électronique a eu sur la notion d’« usage » d’une marque.

En effet, à la différence du monde « réel », le monde « virtuel » d’Internet suppose, pour trouver l’information ou le site pertinent, de recourir à des moteurs de recherche que l’on interroge au moyen de « mots-clés ». Les « mots » ont donc une importance particulière pour permettre aux internautes de naviguer librement et d’accéder à l’information. Il est clair que, dans ce contexte, une défense trop rigoureuse des marques priverait les internautes de toute possibilité de naviguer librement et de pouvoir accéder aux contenus qu’ils recherchent : ainsi, un internaute à la recherche d’un service de livraison de fleurs à domicile pourra parfaitement taper « Interflora » dans la barre de recherche du moteur Google, non pas pour accéder aux offres de la société du même nom, mais pour voir s’afficher les éventuelles offres concurrentes ou alternatives.

C’était l’hypothèse de cette décision rendue le 22 septembre 2011, dans laquelle les juges communautaires confirment la tendance suivie par la Cour depuis plusieurs années qui s’attache à circonscrire le droit de propriété conféré par une marque à la seule protection de ses « intérêts spécifiques », encore appelés « fonctions essentielles ». Cette décision illustre parfaitement ce mouvement et offre des précisions intéressantes sur les trois fonctions précitées (indication d’origine, publicité et investissement).

De quoi s’agissait-il ?

Ayant constaté que la société « Marks & Spencer Plc » (M&S) avait réservé le terme « Interflora » auprès de Google afin de générer l’affichage de liens commerciaux pointant vers le site de M&S et, les sociétés Interflora titulaires de la célèbre marque avaient alors engagé une action en contrefaçon à l’encontre de M&S devant la juridiction anglaise (« Hight Court of Justice ») qui a décidé d’interroger la CJUE en lui soumettant une série de questions préjudicielles :

1)- Le titulaire d’une marque peut-il interdire à l’un de ses concurrents de réserver un mot-clé identique à sa marque, dans le cadre d’un service de référencement sur Internet, permettant l’affichage d’un lien commercial en faveur des produits de ce concurrent ?

2)- La réponse à la première question est-elle différente si la marque en cause jouit d’une « renommée » dans l’Etat membre concerné par le litige ?

Les réponses apportées par la CJUE

1) Concernant le premier point, la réponse de la CJUE est conforme à sa jurisprudence constante depuis une dizaine d’années qui tempère le caractère absolu de la protection aux titulaires de marque : ces derniers peuvent s’opposer à l’usage de leur marque par l’un de leur concurrent, uniquement si cet usage porte atteinte « aux fonctions de la marque », parmi lesquelles celles d’indication d’origine (i), de publicité (ii) et d’investissement (iii).

(i) On connaissait déjà (et depuis longtemps) cette première fonction, et la réponse qu’apporte la Cour sur ce point est conforme aux principes posés dans les arrêts « Google » du 23 mars 2010 (affaires C – 236/08 à C – 238/08), à savoir que l’usage de la marque (ici « Interflora ») par un tiers non autorisé (ici, M&S) est illicite s’il est démontré que « l’annonce du tiers suggère l’existence d’un lien économique entre ce tiers et le titulaire de la marque » ou bien, « lorsque l’annonce, tout en ne suggérant pas l’existence d’un lien économique, reste à tel point vague sur l’origine des produits ou des services en cause, qu’un internaute normalement formé et raisonnablement attentif n’est pas en mesure de savoir, sur la base du lien promotionnel et du message commercial qui est joint à celui-ci, si l’annonceur est un tiers par rapport au titulaire de la marque ou bien, au contraire, s’il est économiquement lié à celui-ci » (Considérant n°45 de la présente décision).

Les juges communautaires ne se prononcent pas sur le fait de savoir si les liens commerciaux renvoyant vers le site de M&S généraient ou non le risque de confusion précitée.

En revanche, ils donnent deux précisions intéressantes :

– d’une part, dans l’hypothèse où Google offrirait la possibilité aux titulaires de s’opposer à la sélection de leurs marques en tant que mot-clé, une absence d’opposition de leur part pourrait, sous certaines conditions, « être qualifiée de consentement tacite de ceux-ci » (Considérant n°47 de la présente décision) ; cette indication est particulièrement intéressante pour le moteur de recherche « Google » qui n’offre plus, depuis septembre 2010, une telle faculté d’opposition aux titulaires de marques et qui pourrait, au vu des précisions apportées dans cette décision par les Juges communautaires, être tenté de reconsidérer sa position et d’adapter ses outils en conséquence ;

– d’autre part en précisant que les titulaires de marque disposant d’un réseau de distribution « non homogène » (c’est-à-dire constitué de détaillants de tailles et de profils disparates) seront d’autant plus fondés à s’opposer à la réservation de leur marque comme mot-clé par leurs concurrents, dans la mesure où les internautes auront alors plus de difficultés à identifier si ces derniers (à l’origine des liens commerciaux litigieux) font ou non partie du réseau de distribution du titulaire (Considérant n°52 de la présente décision).

(ii) S’agissant de la fonction de « publicité » de la marque qui consiste à « informer et à persuader le consommateur » (arrêts Google du 23 mars 2010 ; affaires C – 236/08 à C – 238/08), la Cour relève ici que la réservation d’une marque à titre d’un mot-clé peut avoir des répercussions à l’égard de son titulaire en l’obligeant à « intensifier ses efforts pour maintenir ou augmenter sa visibilité auprès des consommateurs », notamment en le contraignant à « payer un prix par clic plus élevé », s’il veut obtenir que son annonce apparaisse devant celle de ses concurrents qui ont réservé sa marque à titre de mot-clé.

Toutefois, les juges estiment ici que de telles circonstances ne suffisent pas pour conclure à une atteinte à la fonction de publicité de la marque, en considérant que celle-ci n’a « pas pour objet de protéger son titulaire des pratiques inhérentes au jeu de la concurrence ».

Cette interprétation restrictive trouve sa justification dans la position dégagée par les juges communautaires depuis les arrêts Google précités, et qui est rappelée dans cette décision : « la publicité sur Internet à partir de mots-clés correspondant à des marques (…) a, en règle générale, pour simple but de proposer aux internautes des alternatifs par rapport aux produits ou aux services des titulaires desdites marques » (Considérant n°58 de la présente décision, reprenant en cela le Considérant n°69 des décisions Google précitées).

Au vu d’une position aussi libérale, il est permis de se demander dans quel(s) cas les titulaires de marques pourront invoquer une atteinte à la fonction de publicité.

(iii) S’agissant de la fonction d’« investissement » définie comme permettant aux titulaires « d’acquérir ou de conserver une réputation susceptible d’attirer ou de fidéliser des consommateurs » (Considérant n°60 de la présente décision), la Cour pose ici une subtile distinction entre :

– les cas dans lesquels la réservation de la marque d’autrui, à titre de mot-clé, causerait une « gêne (…) substantielle » à l’égard de son titulaire ou en affecterait sa « réputation » en mettant en péril le maintien de celle-ci, et dans lesquels le titulaire est fondé à s’opposer à l’usage de sa marque ;

– et les cas dans lesquels la réservation d’une marque à titre de mot-clé contraint simplement son titulaire à « adapter ses efforts pour acquérir ou conserver une réputation susceptible d’attirer et de fidéliser les consommateurs », situation dans laquelle ce dernier ne peut alors pas s’opposer, selon les juges communautaires, à l’usage de sa marque.

Si cette distinction peut sembler intéressante, il est permis de s’interroger sur son application pratique, et de regretter que la Cour n’ait pas souhaité donner davantage de précisions et d’orientations à ce sujet dans cette décision, laissant à la juridiction nationale le soin de « vérifier si l’usage, par M&S du signe identique à la marque Interflora met en péril le maintien, par Interflora, d’une interprétation susceptible d’attirer et de fidéliser les consommateurs ».

 

2) Concernant le second point, la Cour rappelle les critères posés par la directive (du 21 décembre 1988, n°89/104/CEE qui s’appliquait aux faits de la présente décision et qui, bien que remplacée aujourd’hui par la directive 2008/95/CE, pose des principes repris par ce nouveau texte) concernant la protection accordée aux marques de renommée et conclut que celle-ci ne modifie pas le principe selon lequel la publicité affichée sur Internet à partir d’un mot-clé correspondant à la marque d’un tiers relève d’une « concurrence saine et loyale dans le secteur des produits ou des services en cause » dès lors qu’elle propose une « alternative par rapport aux produits ou aux services du titulaire de la marque renommée ».

La Cour exclut toutefois de cette conclusion les hypothèses dans lesquelles cet usage constituerait une « simple imitation des produits ou des services du titulaire de cette marque », causerait une « dilution ou un ternissement » de celle-ci, ou bien encore porterait « atteinte aux fonctions de ladite marque ». Ces hypothèses s’apparentent, en droit français, à des actes de parasitisme ou de concurrence déloyale.

Il est désormais fondamental de suivre les décisions des juridictions nationales, et en particulier françaises, qui auront à appliquer les principes posés par cet arrêt de la CJUE qui demeurent – pour certains – encore bien vagues…

Rédigé par

Matthieu Bourgeois ASSOCIÉ

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