Analyse Juridique | Public des Affaires
Un Tropic est un Tropic, ou « nous ne smirgeomiserons pas ensemble »
12 septembre 2013

Par son arrêt Syndicat mixte des eaux de l’Allier (CE 19 juin 2013, req. n° 364461, le Conseil d’Etat clôt, d’un trait de plume, le débat récemment réouvert ici (Emmanuelle Maupin , Avis société Gouelle : « On assiste à un retour en arrière incompréhensible ! ») et dans les colonnes de l’AJDA (Olivier Agnus, Playdoyer pour une « Smirgeomisation des Tropics », AJDA.2013.1268), sur les avantages que présenterait la transposition des principes gouvernant la jurisprudence Syndicat mixte intercommunal de réalisation et de gestion pour l’élimination des ordures ménagères du secteur Est de la Sarthe (SMIRGEOMES) (CE, Section, 3 octobre 2008, req. n° 305420) aux recours en appréciation de validité des contrats, dits « Tropic » (CE, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic travaux signalisations, req. n° 291545). En n’admettant pas le pourvoi du syndicat mixte des eaux de l’Allier au motif que, notamment, le moyen tiré de ce que le juge d’appel aurait « commis une erreur de droit et inexactement qualifié les faits en regardant comme opérant le moyen tiré de ce que le pouvoir adjudicateur avait méconnu l’article 50 du code des marchés publics, alors que ce manquement était insusceptible d’avoir lésé la société Faurie »le Conseil confirme son refus de s’engager dans cette voie (CE, 11 avril 2012, Société Gouelle, req. n° 355446).

Une telle solution ne suscitera pas de regrets.

Une stratégie en deux temps pour sanctuariser les procédures de passation des contrats

Par l’arrêt Smirgeomes, le Conseil d’Etat a refermé le référé précontractuel en jugeant « qu’il appartient dès lors au juge des référés précontractuels de rechercher si l’entreprise qui le saisit se prévaut de manquements qui, eu égard à leur portée et au stade de la procédure auquel ils se rapportent, sont susceptibles de l’avoir lésé ou risquent de la léser ».
Cette révolution dans le référé précontractuel, diminuant drastiquement les chances pour les requérants d’obtenir du juge du référé précontractuel qu’il fasse droit à leurs conclusions, n’a pu s’envisager que parce que, selon M. Dacosta dans ses conclusions sur l’arrêt SMIRGEOMES, « l’entreprise évincée qui n’a pas eu recours au référé précontractuel a désormais un accès direct au juge, sans être obligée d’emprunter la voie détournée d’une demande dirigée contre l’acte détachable ». L’existence d’une possibilité de sanction de l’ensemble des manquements après la signature du contrat a ainsi constitué l’une des raisons, expressément mentionnée par le rapporteur public, de l’adoption de la jurisprudence SMIRGEOMES.

Vouloir, après avoir refermé le référé précontractuel en se fondant sur le caractère ouvert du recours Tropic, refermer le recours Tropic au motif de son caractère ouvert, ressemble à un vilain tour dont les ficelles sont trop grosses pour ne pas susciter la circonspection. « Appeler de ses vœux » une telle évolution au nom de la sécurité juridique et de la cohérence des différentes voies de recours en matière contractuelle repose sur un étrange oubli, ainsi que sur une lecture contestable de l’évolution du contentieux administratif, guidée désormais par une « subjectivisation » des recours.

Plus qu’une anicroche aux règles générales du contentieux administratif

« Smirgeomiser les Tropics » exigerait que soit abandonnée, en l’absence de tout texte y autorisant, une règle d’application générale dans le contentieux administratif, selon laquelle un requérant, dès lors qu’est admise la recevabilité de son recours, peut invoquer tout moyen à l’encontre de la décision qu’il conteste.

Ce principe n’a pas même été écorné par l’arrêt SMIRGEOMES. Ainsi que l’expliquait M. Dacosta, « Le référé précontractuel n’est pas le procès fait à un acte, comme l’est le recours pour excès de pouvoir. Son économie n’est pas celle de conclusions dirigées contre une décision administrative au soutien desquelles tout moyen pourrait être utilement mobilisé. Elle est tout autre. Son seul objet est de faire cesser des manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence. (…). L’ordre habituel de présentation est inversé : les véritables conclusions, ce sont celles qui tendent à ce qu’il soit mis fin au manquement (…). C’est donc en toute logique manquement par manquement que le juge doit examiner la requête dont il est saisi ».

Une invocation bien commode du principe de sécurité juridique

Il est vrai que l’existence du recours Tropic fragilise la stabilité du contrat. Faudra-t-il redécouvrir l’évidence et rappeler que c’est le lot de tous recours que de, contestant la légalité d’une décision de l’administration et tendant à la faire sortir de l’ordre juridique, fragiliser ainsi cette décision qui ne devient définitive, justement, qu’après épuisement des voies de recours ? Telle est la conséquence, certes peut-être regrettable pour les administrateurs, du principe de légalité : une décision, fût-elle essentielle pour l’action publique, peut être annulée si elle est illégale. L’ouverture de toute voie de recours porte atteinte à la sécurité juridique.

Trompeuse sécurité juridique, du reste, découverte à l’origine pour protéger la stabilité des situations juridiques acquises par les administrés contre leur remise en cause par l’administration et désormais invoquée par les administrations pour mettre à l’abri de toute sanction les illégalités qu’elles commettent. La sécurité juridique protège les administrés. Il n’est pas certain que s’en prévaloir pour, ni plus ni moins, permettre à l’administration de se dispenser de respecter les règles qui s’imposent à elle, marque un réel progrès de l’Etat de droit.

Certes, la passation d’un contrat serait un chemin semé de tant d’embûches que la possibilité de ne pas commettre d’irrégularité deviendrait hypothétique. Cet argument, souvent invoqué pour justifier la nécessité d’un contrôle juridictionnel « compréhensif », n’emporte pas totalement la conviction : outre que les règles de passation des contrats publiques ne sont pas nécessairement plus complexes et plus lourdes que celles qui gouvernent, par exemple, une déclaration d’utilité publique, l’élaboration d’un PLU ou la délivrance d’un permis de construire ou d’une autorisation d’exploiter une ICPE, l’argument met face à une alternative dont les termes devraient être attentivement examinés : soit des règles prétendument particulièrement complexes, répondent à une réelle utilité, et leur méconnaissance doit d’autant plus être sanctionnée ; soit, elles en sont dénuées, et l’on voit mal pourquoi la puissance publique, par ailleurs pouvoir adjudicateur, les a édictées.

La subjectivisation des recours n’est pas l’avenir radieux des justiciables

En tout état de cause, si la sanction de la méconnaissance d’une règle doit varier en fonction de son utilité ou de son importance, cela ne passerait pas nécessairement par une « smirgeomisation des Tropics » mais par la prise en compte de l’impact de l’irrégularité commise, non sur la situation du requérant, mais sur le sens de la décision. Rien n’est moins exact que de soutenir que la subjectivisation des recours serait le sens de l’histoire contentieuse, voire sa fin.

Telle n’est pas, en tous les cas, la portée de l’arrêt Danthony (CE, Assemblée, 23 décembre 2011, n° 335033) qui découvre l’existence d’un « principe selon lequel, si les actes administratifs doivent être pris selon les formes et conformément aux procédures prévues par les lois et règlements, un vice affectant le déroulement d’une procédure administrative préalable, suivie à titre obligatoire ou facultatif, n’est de nature à entacher d’illégalité la décision prise que s’il ressort des pièces du dossier qu’il a été susceptible d’exercer, en l’espèce, une influence sur le sens de la décision prise ou qu’il a privé les intéressés d’une garantie ». Aux côtés des jurisprudences sur la neutralisation de motifs, la substitution de base légale ou de motifs, ou sur le caractère inopérant des moyens invoqués par un requérant en cas mise en œuvre par l’administration d’une compétence liée, la jurisprudence Danthony conduit à faire l’économie d’une annulation contentieuse d’une décision, certes illégale, mais qui, sur le fond, pourrait, compte tenu du vice qui l’affecte, être reprise dans les mêmes termes. Il n’y a là nulle subjectivisation des recours, qui se traduirait par le fait que le sens du jugement dépendrait de l’atteinte aux droits subjectifs du requérant, mais une prise en compte de la nature du manquement ou de son effet sur le contenu de la décision, dans une analyse qui demeure objective et indépendante de la situation du requérant.

Or, cette prise en compte, le recours Tropic la permet. Les pouvoirs du juge y sont divers. Il appartient au juge, en effet, lorsqu’il constate l’existence d’un vice qui entache la validité du contrat, « d’en apprécier les conséquences » et de prendre « en considération la nature de l’illégalité ». Ce n’est qu’au terme de cet examen que le juge fait le choix de la sanction du manquement commis : annulation ou résiliation, avec effet immédiat ou différé ; poursuite de l’exécution du contrat, avec ou sans mesure de régularisation ; indemnisation du concurrent évincé. Le juge dispose donc des moyens, par la prise en compte à la fois de la nature de l’illégalité commise, selon notamment l’importance de la règle méconnue et la gravité du manquement, et de l’impact de ce manquement sur, notamment, le choix du titulaire du contrat, ainsi que par une mise en œuvre nuancée de ses pouvoirs, de ne pas préjudicier à la continuité des services publics et, plus généralement, aux intérêts publics.

« Smirgeomiser les Tropics » ? Loin de clarifier les voies de recours, en scellant la rupture avec les règles les mieux établies du contentieux administratif, cette évolution en brouillerait la lecture sans pour autant marquer un progrès pour la sécurité juridique et la protection de l’intérêt général. Son seul effet serait de permettre, faute désormais d’un recours efficace à l’encontre du contrat, aux pouvoirs adjudicateurs de se dispenser du respect de la règle de droit, rêve dont on espère qu’il n’est plus celui des administrateurs.

Rédigé par

Marc de Monsembernard ASSOCIÉ

Anna Stefanini-Coste Counsel

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