Analyse Juridique | Social
 Congés payés : le revirement majeur de la chambre sociale (1/2)
3 octobre 2023

Tout arrêt maladie, qu’il soit d’origine professionnelle ou personnelle et quelle que soit la durée de l’absence, génère un droit à congé

Après dix ans de jurisprudence contraire aux normes européennes, la chambre sociale de la Cour de cassation a finalement décidé d’écarter le droit interne français du fait de l’inconventionnalité des dispositions du Code du travail relatives aux congés payés (Cass.soc., 13 septembre 2023, 22-17.340 et 22-17.638. )

Soulignée à plusieurs reprises par les rapports annuels de la Cour de cassation, la non-conformité de notre droit interne avec le droit de l’Union Européenne (UE) avait conduit la Cour de cassation à suggérer, depuis 2013, une réforme législative sur ce point. Suggestion jamais suivie d’effet.

A défaut d’intervention du législateur depuis 10 ans, la Cour de cassation a donc pris les devants par trois arrêts rendus en formation plénière le 13 septembre 2023. Ces décisions emportent un bouleversement complet des règles relatives aux congés payés.

1. La contradiction entre le droit de l’UE et le droit interne français sur les congés payés

a. L’inconventionnalité des dispositions légales du Code du travail

L’article L. 3141-3 alinéa 1du Code du travail fixe le principe selon lequel l’acquisition du droit à congé payé est subordonnée à l’exécution d’un travail effectif par le salarié :

« Le salarié a droit à un congé de deux jours et demi ouvrables par mois de travail effectif chez le même employeur. »

Ainsi que le relève la Cour de cassation au sein de la notice relative aux arrêts du 13 septembre 2023, le droit à congé tel qu’il est consacré par le Code du travail français « repose sur la prémisse selon laquelle il doit être calculé en fonction des périodes de travail effectif accomplies en vertu du contrat de travail. » Pour rappel, le temps de travail effectif est défini comme « le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles » (article L.3121-1 du Code du travail). Par application de l’article L. 3141-3 précité, seul le travail effectif génère donc des congés payés.

Les seules exceptions légales à ce principe, listées par l’article L. 3141-5, concernent les périodes assimilées à du temps de travail effectif pour la détermination du droit à congé, notamment les périodes pendant lesquelles l’exécution du contrat de travail est suspendue pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle, dans la limite d’une durée ininterrompue d’un an. Sont aussi assimilées à des périodes de travail effectif pour la détermination de la durée du congé, notamment, les périodes de congé payé elles-mêmes, les périodes de congé de maternité, de paternité et d’accueil de l’enfant et d’adoption ou encore les contreparties obligatoires sous forme de repos (RTT).

Ainsi, les articles L.3141-3 à L.3141-5 du Code du travail, qui constituent le support légal du droit à congés payés en droit français, ne permettent pas au salarié dont le contrat de travail est suspendu durant un arrêt maladie d’origine non-professionnelle d’acquérir de droits à congé payé (sauf disposition conventionnelle plus favorable, par application de l’article L.3141-9).

Le droit de l’UE, tant en vertu des textes que de la jurisprudence, consacre une approche plus favorable au salarié, notamment du fait que le droit à congé constitue un principe essentiel du droit de l’Union (CJUE, 6 novembre 2018, aff. C-570/16) attaché à la qualité de travailleur (plutôt qu’à la notion de travail effectif) :

  • Aux termes de l’article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, tout travailleur a droit à une période annuelle de congés payés. Par l’effet du Traité de Lisbonne entré en vigueur le 1er décembre 2009, la Charte des droits fondamentaux de l’UE est dotée d’une force juridique contraignante ; 
  • L’article 7.1 de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail prévoit que « Les États membres prennent les mesures nécessaires pour que tout travailleur bénéficie d’un congé annuel payé d’au moins quatre semaines, conformément aux conditions d’obtention et d’octroi prévues par les législations et/ou pratiques nationales ».

Ainsi que le relève la CJUE, la directive 2003/88 n’opère donc aucune distinction entre les travailleurs qui sont absents du travail en vertu d’un congé de maladie, de courte ou de longue durée, pendant la période de référence et ceux qui ont effectivement travaillé au cours de ladite période (CJUE, 20 janv.2009, n°C-350/06 et C‑520/06). Depuis 2009, la position de la CJUE sur la question est donc dépourvue de toute ambiguïté : quelle que soit l’origine de l’arrêt maladie (professionnelle ou non-professionnelle), le salarié continue à acquérir des congés durant la période de la maladie.

 La CJUE, interrogée à titre préjudiciel par la Cour de cassation en 2010, a répondu en 2012 que le droit à congé fixé par la directive de 2003 précitée « ne peut être subordonné par un Etat membre à l’obligation d’avoir effectivement travaillé pendant la période de référence établie par ledit Etat. » (CJUE, 24 janv.2012, C-282-10).

Pourtant, en dépit tant des textes européens que de la jurisprudence de la CJUE, la Cour de cassation a choisi de résister durant des années au droit de l’UE.

b. De la résistance de la Cour de cassation au droit de l’UE à la décision de la CJUE en 2018

Bien que les normes européennes soient supérieures à la loi au sein de la pyramide des normes, la Cour de cassation a refusé, durant 20 ans, d’appliquer la directive de 2003 dans un litige entre particuliers en raison de son absence d’effet direct horizontal, tout en reconnaissant que le droit interne français, en ce qu’il conditionne l’acquisition des congés payés à la réalisation d’un travail effectif, n’était pas conforme à cette disposition. La position de la chambre sociale ne constituait pas une application satisfaisante de l’article 55 de la Constitution qui pose le principe de la supériorité du traité (dont les normes européennes) sur la loi.

La chambre sociale, se prévalant de l’absence de transposition de la directive 2003 en droit français, considérait ainsi qu’un salarié ne pouvait, au regard de l’article L. 3141-3 du Code du travail qui demeurait pleinement applicable, prétendre au paiement d’une indemnité compensatrice de congés payés au titre d’une période de suspension du contrat de travail d’origine non-professionnelle (Soc., 13 mars 2013, n° 11-22.285).

Toutefois, par arrêt en date du 6 novembre 2018 (Stadt Wuppertal c/ Bauer, C-569/16 et Willmeroth c/ Broßonn, C- 570/16), la CJUE a durci sa position aux fins d’assurer davantage d’effectivité aux normes européennes. En effet, la CJUE a jugé que :

  • Ces textes ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union et notamment dans les litiges opposant deux particuliers (ex : un salarié et un employeur de droit privé) ;
  • En cas d’impossibilité d’interpréter une réglementation nationale de manière à en assurer la conformité avec l’article 7 de la directive 2003/88/CE et l’article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux, la juridiction nationale doit laisser ladite réglementation nationale inappliquée.

Autrement dit, la CJUE indique que, même si la directive européenne n’est pas transposée dans le droit interne d’un Etat-membre, les juridictions internes de l’Etat-membre en question doivent écarter les dispositions internes contraires à ladite directive.

Pour enfoncer davantage le clou, la cour administrative d’appel de Versailles, saisie par un groupe de syndicats (notamment la CGT et FO) a, en juillet 2023, condamné l’Etat français pour défaut de transposition de la directive européenne (CAA Versailles, formation plénière, 17 juill. 2023, n° 22VE00442).

Tous ces rebondissements ont finalement conduit la chambre sociale à, par décisions en date du 13 septembre 2023, se soumettre aux normes européennes relatives aux congés payés.

2. En 2023, la chambre sociale écarte le Code du travail au profit des textes européens

a. L’analyse juridique de la chambre sociale

Cinq ans après la dernière décision de la CJUE (6 nov.2018, C-569/16 C- 570/16), la Cour de cassation a enfin revu sa propre jurisprudence. Concernant un salarié, dont le contrat de travail est suspendu par l’effet d’un arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle, la chambre sociale considère désormais que les dispositions de l’article L. 3141-3 du Code du travail, qui subordonnent le droit à congé payé à l’exécution d’un travail effectif, ne permettent pas une interprétation conforme au droit de l’Union.

Dès lors, dans le cadre d’un litige opposant un bénéficiaire du droit à congé à un employeur, le juge national est tenu d’assurer, dans le cadre de ses compétences, la protection juridique découlant de l’article 31, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux et de garantir le plein effet de celui-ci en laissant au besoin inappliquée la réglementation nationale.

Au visa de ce qui précède, la Cour de cassation, aux termes de sa décision datée du 13 septembre 2023, écarte partiellement l’application des dispositions de l’article L. 3141-3 du Code du travail en ce qu’elles subordonnent à l’exécution d’un travail effectif l’acquisition de droits à congé payé par un salarié dont le contrat de travail est suspendu par l’effet d’un arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle. Le salarié, quelle que soit la cause de la maladie, peut désormais prétendre à ses droits à congés payés acquis au titre de cette période.  

Cette solution est satisfaisante dans la mesure où, comme l’a relevé la CJUE aux termes de sa décision en date du 20 janvier 2009, « les travailleurs absents pour une cause de maladie, situation imprévisible et indépendante de leur volonté, ne sauraient […] être exclus » du droit à congés payés (CJUE, 20 janv.2009, C-350/06 et C-520/06).

Aux termes d’un arrêt rendu le même jour, la Cour de cassation indique également qu’en dépit de la limite temporelle (un an) prévue par l’article L.3141-5 pour la suspension du contrat d’origine professionnelle, la durée de l’arrêt maladie n’importe plus. 

b. Les deux changements cardinaux opérés par la Cour de cassation le 13 septembre 2023

  • Affaire Transdev : l’origine de l’arrêt maladie n’a plus aucune incidence sur l’acquisition des congés

Dans les deux affaires traitées par la cour d’appel de Reims (22-17.340), trois salariés de la Société Transdev, absents pour cause de maladie non professionnelle, réclamaient les droits à congés payés correspondant à leur période d’absence. Se posait donc la problématique de l’inconventionnalité de l’article L. 3141-3 du Code du travail.

Le dilemme cornélien auquel étaient confrontés les juges du fond dans cette affaire était le suivant : soit appliquer une disposition légale inconventionnelle, soit appliquer le droit de l’Union, quitte à procéder à une interprétation contra legem du Code du travail en écartant les dispositions de droit national contraires à l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux.

Par arrêt en date du 6 avril 2022, la cour d’appel de Reims, courageuse, a écarté partiellement l’application des dispositions de l’article L.3141-3 du Code du travail. L’employeur a alors formé un pourvoi en cassation, en se fondant sur l’ancienne position de la chambre sociale (Soc., 13 mars 2013, n° 11-22.285, précité).

En septembre 2023, après avoir procédé à l’analyse juridique détaillée supra, la chambre sociale décide, à l’instar de la cour d’appel de Reims, de laisser inappliqué partiellement l’article L.3141-3 dans la mesure où cet article « évinçait les salariés malades d’un droit qui leur est garanti par le droit de l’Union, c’est-à-dire en ce qu’il subordonne à l’exécution d’un travail effectif l’acquisition de droits à congé payé par un salarié dont le contrat de travail est suspendu par l’effet d’un arrêt de travail pour cause de maladie non professionnelle. » (Cour de cass., notice relative aux arrêts du 13 septembre 2023).

Dans l’affaire jugée par la cour d’appel de Paris le 9 février 2022, le salarié, qui avait été victime d’un accident du travail, réclamait les droits à congé payé correspondant à l’intégralité de son arrêt de travail, lequel avait duré plus d’un an (février 2014 à octobre 2015). Appliquant strictement le texte précité de l’article L.3141-5 du Code du travail, la cour d’appel de Paris a exclu toute acquisition de droits à congé au-delà de la période ininterrompue d’un an de suspension du contrat de travail. Le salarié s’est alors pourvu en cassation sur le fondement des textes européens.

En septembre 2023, la chambre sociale décide de donner raison au salarié.  En effet, la juridiction suprême de l’ordre judiciaire considère que l’article L. 3141-5 , s’il permet bien au salarié victime d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle d’acquérir des congés dans les mêmes conditions que les autres salariés, limite dans le temps ces droits à congés (« dans la limite d’une durée ininterrompue d’un an »), ce qui n’est pas conforme aux normes européennes.

Sur la suspension du contrat d’origine professionnelle, la contrariété avec le droit de l’Union ne résulte que de la limitation dans le temps des droits à congé payé. Dès lors, il suffit à la Cour de cassation de laisser inappliqué le membre de phrase de l’article L. 3141-5 du Code du travail imposant cette limite d’un an pour assurer en France l’effectivité de l’article 31, § 2, de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

Au visa du raisonnement qui vient d’être développé, la Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel de Paris en ce qu’il a limité à une année la période au cours de laquelle le salarié a acquis des congés payés.

 

En septembre 2023, l’état du droit est donc clairement posé par la chambre sociale : ni l’origine ni la durée de l’arrêt maladie ne peuvent limiter l’acquisition des droits à congés du salarié.

Une intervention ultérieure du législateur serait souhaitée, soit pour réformer l’article L. 3141-3 en remplaçant la notion de « travail effectif » par une autre notion, soit pour modifier l’article L.3141-5 en étendant à tout type d’absence, et sans limite de durée, les périodes assimilées à du travail effectif pour la détermination de la durée du congé.

Au regard de cette nouvelle jurisprudence, les conseils opérationnels pour les entreprises sont les suivants : d’abord, informer les services RH et de paie que de nouvelles règles de calcul ont vu le jour, mettre à jour les logiciels de paye pour le calcul des congés payés puis réaliser un audit des congés payés des salariés sur les 3 ou 4 dernières années. Ceci aux fins, soit de régulariser spontanément la situation, soit d’évaluer le risque financier d’éventuels contentieux futurs sur cette question.

Commentaire à suivre dès demain avec le second volet de cet article sur la fixation par la chambre sociale d’un point de départ conditionnel pour la prescription afférente à l’indemnité de congés payés…

 

Rédigé par

Patrick Berjaud ASSOCIÉ

Thomas Yturbe Avocat

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