Analyse Juridique | Public des Affaires
Recadrage du Conseil d’Etat sur le périmètre des marchés publics de défense et de sécurité
27 janvier 2020

Un marché public portant sur la fourniture d’un pistolet semi-automatique (« PSA ») ne relève pas automatiquement du régime des marchés de défense et de sécurité (« MPDS »). Le seul fait que l’équipement soit une arme ne suffit pas.

Tel est l’enseignement principal livré par le Conseil d’Etat dans un arrêt du 18 décembre 2019, « société Sunrock »(1)

Dans cette affaire, le Conseil d’Etat devait se prononcer sur la régularité d’une procédure de passation d’un marché ayant pour objet la fourniture de PSA de calibre 9 x 19 mm et de leurs étuis, de porte-chargeurs et de prestations annexes, lancé par la direction générale des infrastructures du ministère de la transition écologique (le « Marché »). Le Marché devait permettre d’équiper les agents affectés à la surveillance maritime, en charge notamment de la lutte contre le braconnage et du contrôle de certaine pêches réglementées.

Pour écarter la qualification de MPDS du Marché, le Conseil d’Etat déploie un raisonnement en deux temps.

1. Les armes destinées au dispositif de contrôle et de surveillance des affaires maritimes ne sont pas conçues à des fins spécifiquement militaires

Le Conseil d’Etat fonde sa décision sur le 1° de l’article 6 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics (« l’Ordonnance ») alors applicable, selon lequel un MPDS est un marché dont l’objet porte sur : « La fourniture d’équipements, y compris leurs pièces détachées, composants ou sous-assemblages, qui sont destinés à être utilisés comme armes, munitions ou matériel de guerre, qu’ils aient été spécifiquement conçus à des fins militaires ou qu’ils aient été initialement conçus pour une utilisation civile puis adaptés à des fins militaires ». (2)

Or, pour le Conseil d’Etat, « l’exercice de missions de police en mer » telles que celles auxquelles le PSA objet du Marché était destiné, ne constitue pas une finalité militaire au sens de l’article 6, 1° de l’Ordonnance.

Cette solution peut paraître déroutante pour le praticien, en particulier lorsque l’on se réfère aux marchés dont la procédure de passation a été lancée dans la période récente par l’Etat, et en particulier au marché relatif à la fourniture de PSA de même calibre que celui objet du Marché (3) lancé par le ministère des armées en février 2019. C’est bien le régime des MPDS qui a alors été appliqué. En revanche, dans le cadre d’un marché de PSA destiné à équiper la gendarmerie et la police nationale publié en octobre 2019, c’est le régime des marchés public de droit commun qui a été mis en œuvre. (4)

Partant, que faut-il entendre par équipement spécifiquement conçu ou adapté à une finalité militaire ?

Les conclusions de Madame le rapporteur public Mireille le Corre livrent quelques éléments de réflexion à ce sujet. Elle fonde son raisonnement sur un faisceau d’indices constitués par un critère organique (qualité de l’acheteur et domaine du marché) et un critère matériel finaliste (finalité poursuivie par l’achat).

En ce qui concerne le critère organique, Madame le rapporteur public rappelle que seul l’Etat et désormais l’ensemble de ses établissements publics (5) , peuvent conclure des MPDS. Elle poursuit en indiquant que ce périmètre organique est en cohérence avec les prescriptions de la directive 2009/81/CE du 13 juillet 2009 (6), qui visent les marchés de défense et de sécurité « au sens de sécurité nationale ». Selon le Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité nationale de 2013, la sécurité nationale traduit la nécessité « pour la France, de gérer les risques et les menaces, directs ou indirects, susceptibles d’affecter la vie de la Nation » (7) .

L’on comprend mal le détour par le critère organique et par la circonstance que seul l’Etat et ses établissements peuvent conclure des MPDS. Sur ce point, dans le cas du Marché, l’acheteur était bien l’Etat, au travers du ministère de la transition écologique et solidaire. Tout au contraire, cela démontre bien que la qualité d’acheteur étatique est sans incidence sur l’appréciation de l’objectif de sécurité nationale.

En revanche, le Conseil d’Etat semble avoir retenu l’argument puisque dans la décision commentée, il fait bien référence aux besoins « de la défense ou de la sécurité nationale » (8), là où le texte de l’article 6 de l’Ordonnance se borne à mentionner les marchés de défense et de sécurité. Cet élément a ainsi concouru à disqualifier la nature de MPDS du Marché : la police maritime, si elle est une police administrative (9) , ne participe pas à la sécurité nationale.

Les acheteurs doivent donc être vigilants quant à la portée de l’activité de sécurité au soutien de laquelle leur marché est lancé. A l’évidence, cette appréciation ne sera pas aisée car relativement subjective. Surtout, il nous semble que l’analyse du critère matériel relatif à la finalité militaire de l’équipement, dont s’induit l’objectif de protection de la sécurité nationale, permettait de mener une analyse identique.

 

En ce qui concerne le critère matériel, il tient à l’objet même de la mission en vue de laquelle l’équipement est conçu ou adapté. Il est cependant plus exact de parler d’un critère d’affectation ou de destination, dès lors que l’objet du marché (achat d’une arme) n’est pas suffisant (voir infra point 2).

D’une part, la proposition  » spécifiquement conçu ou adapté à une finalité militaire  » signifie que l’équipement ne doit pas avoir d’application civile, à côté de son usage militaire.

Sur ce point, il est relevé que si l’équipement a été originellement conçu pour une application civile, mais qu’il est ensuite adapté à des fins militaires pour pouvoir être utilisé comme arme, munition ou matériel de guerre, il relève des MPDS .
A l’inverse, si l’équipement militaire présente un usage civil, il ne relève pas du régime des MPDS. (10)

Une telle solution a par exemple été édictée à propos de l’achat par le ministère de la défense finlandais d’une plateforme tournante destinée à la simulation de situations de combat. Dans cette affaire, ce sont les possibilités d’application civile des technologies mobilisées qui ont motivé la solution. (11)

D’autre part, l’équipement doit répondre à une finalité militaire. Cette finalité est interprétée strictement.

C’est en considération de cet élément que le Conseil d’Etat a exclu la qualité de MPDS du Marché : les missions de police en mer, visant à contrôler certaines pêches réglementées et à lutter contre le braconnage, ne poursuivent pas une finalité militaire.

Il est relevé qu’il n’existe pas de définition des « fins militaires » visées par l’article 6 1° de l’Ordonnance. L’architecture du code de la défense donne en revanche des éléments d’identification des opérations qui relèvent de la défense militaire.

Par exemple, le livre IV de ce code, intitulé « Mise en œuvre de la défense militaire », traite de la dissuasion nucléaire, de la défense opérationnelle, de la défense maritime du territoire ou encore de la défense aérienne. Le livre V du code de la défense est dédié à l’ « Action de l’Etat en mer » et traite en particulier de la police en mer. La police en mer n’est donc pas identifiée comme relevant de la défense militaire, ce dont il résulte que l’équipement qui lui est destiné n’est pas conçu ou adapté dans une finalité militaire.

Ce raisonnement juridique pourrait en revanche rencontrer des contradictions opérationnelles si les armes sont détournées de leur mission dans le cas où les agents des affaires maritimes sont confrontés à une situation urgente les obligeant à intervenir dans le cadre d’une mission répondant à une finalité militaire (par exemple situation de piraterie, etc).

En tout état de cause, si l’analyse peut prêter à discussion, elle est toutefois cohérente et prévisible au regard du droit de l’Union européenne dont est issu le droit des MPDS français. (12) La Cour de justice de l’Union européenne (« CJUE ») prône en effet une interprétation très stricte des dispositions permettant aux acheteurs de recourir au régime dérogatoire des MPDS.

En particulier, elle retient que l’application du régime des MPDS doit être exclue lorsque la finalité militaire n’est pas acquise, ou lorsqu’un doute existe, en tant que « l’utilisation à des fins militaires est peu certaine ». (13)

Une telle solution a par exemple été prononcée s’agissant de l’achat d’hélicoptères par différents corps de l’Etat Italien, tels que la police, les pompiers, ou encore les gardes côtes (14) . La Cour estime en effet que l’usage militaire de ces hélicoptères n’est pas acquis dès lors que ces différents corps d’Etat interviennent au soutien de la sécurité civile.

Les dérogations au droit commun des marchés publics sont donc d’interprétation stricte et doivent être précisément motivées et documentées pour être mises en œuvre.

2. L’achat d’une arme inscrite dans la liste établie par décision du conseil n°255/58 du 15 avril 1958 ne suffit pas à justifier l’application du régime des MDPS

Pour défendre la procédure de passation et la mise en œuvre du régime des MPDS, les représentants du ministre de la transition écologique et solidaire faisaient valoir que l’arme que constitue le PSA, correspond à un équipement inscrit dans la liste des matériels sensibles du Conseil, telle qu’édictée par la décision n° 255/58 du Conseil du 15 avril 1958 (« Décision du Conseil de 1958 »). Ils précisaient en particulier que cette liste ne vise pas les termes « à usage militaire », de sorte que cette finalité serait indifférente pour la qualification de l’achat de ces équipements en MPDS. (15)

Cet élément est écarté par le Conseil d’Etat, au motif que cette circonstance « ne suffit pas, à elle seule, pour qualifier les marchés de fourniture de ces équipements de marchés de défense et de sécurité ».

Sur ce point, la Directive 2009/81/CE du 13 juillet 2009 prévoit dans son considérant 10 que « par équipements militaires, (…) il faudrait entendre notamment les types de produits visés par la liste d’armes, de munitions et de matériels de guerre adoptée par la décision n° 255/58 du Conseil du 15 avril 1958, et les États peuvent se limiter à utiliser cette seule liste pour la transposition de la directive ».

Ce considérant poursuit en indiquant qu’il s’agit d’une « liste générique » qu’il faut interpréter « (…) au sens large à la lumière du caractère évolutif des technologies, des politiques d’acquisition et des besoins militaires conduisant au développement de nouveau types d’équipements, par exemple sur la base de la liste commune des équipements militaires de l’Union ».

En conséquence, ce considérant constitue une incitation pour les Etats à retenir que tous les équipements visés dans la liste sont des équipements militaires. Mais cette prescription n’est pas contraignante et laisse place à une marge d’appréciation certaine pour les Etats, que ce soit pour écarter la qualification d’équipement militaire lorsque l’équipement est visé par la liste ou pour considérer qu’un équipement non visé par la liste constitue bien un équipement militaire.

 

En particulier, cette prescription ne doit pas faire échec au caractère utile et contraignant du droit de la commande publique tel qu’issu des directives marchés (16) . C’est la raison pour laquelle la CJUE écarte elle-même la liste issue de la Décision du Conseil de 1958 , pour se concentrer sur la finalité en vue de laquelle l’équipement est conçu ou adapté (17).

La solution du Conseil d’Etat ici commentée s’inscrit donc dans une jurisprudence constante qui refuse tout caractère contraignant à la décision du Conseil de 1958.

(1) CE, 18 décembre 2019, société Sunrock, req. n° 431696
Le Conseil d’Etat était également saisi de l’analyse portant sur le caractère justifié d’une spécification technique. Ce point ne fait pas l’objet du présent commentaire.
(2) Reporté à l’article L. 1113-1, 1° du code de la commande publique. A noter que cet article définit une série d’autres contrats entrant en conséquence dans le champ des MPDS
(3) Avis de marché n° 19-30700 publié au BOAMP du 28 février 2019
(4) Avis de marché n° 19-156145 publié au BOAMP du 17 octobre 2019
(5) Avant l’entrée en vigueur de la loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense, seuls l’Etat et ses établissements publics autres qu’industriels et commerciaux pouvaient conclure des MPDS. Avec l’entrée en vigueur de cette loi, les établissements publics industriels et commerciaux de l’Etat peuvent également conclure de tels marchés.
(6) Directive 2009/81/CE du 13 juillet 2009 relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité ou encore Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (article 346)
(7) Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité nationale de 2013 page 10
(8) Considérant n° 3 de l’arrêt
(9) Article L. 941-1 du code de la pêche maritime
(10) Article 6 1° de l’ordonnance repris à l’article L. 1113-1 du code de la commande publique
(11) CJUE, 7 juin 2012 Insinööritoimisto InsTiimi Oy, aff. C-615/10
(12) Directive 2009/81/CE du 13 juillet 2009 relative à la coordination des procédures de passation de certains marchés de travaux, de fournitures et de services par des pouvoirs adjudicateurs ou entités adjudicatrices dans les domaines de la défense et de la sécurité ou encore Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (article 346)
(13) CJUE, 8 avril 2008, Commission c/ république italienne, aff. C-337/05
(14) Ibid.
(15) Ainsi que reporté dans les conclusions de Madame le rapporteur public

Rédigé par

Eve Derouesné ASSOCIÉE

Virginie Lafargue Counsel

virginie.lafargue@kleinwenner.eu
+33 (0)1 44 95 20 00

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